Rentrée 1986.
François ont pressenti que le passage en troisième représente une étape dans leur amitié. L'attelage pouvait-il continuer dans la même classe ? Le dernier conseil des classes a tranché, en indiquant au proviseur l'expulsion des indésirables. Pour François et Paul, le père Müller et Mr Fortehr ont recommandé d'une seule voie la séparation ; l'un par simple rancune - il n'a pas de classe de troisième - l'autre par prudence. Il a encore redit que les notes de François justifiaient pleinement un passage, et selon toutes vraisemblances une réussite à venir au lycée.
Mais en regardant le proviseur, il a rappelé en tapotant du doigt sur sa table que François était capable du meilleur comme du pire. "Bon élève du point de vue des notes". Les prises de position bruyantes du collégien - "Elles ne même gênent pas sur le fond" - risquaient fort de perturber le déroulé du cours d'histoire-géo. Compte tenu du programme, sur le XXème siècle, Mr Fortehr a exprimé des craintes de dérapage. Il n'a pas été jusqu'à révéler un mot capté dans un couloir à son sujet. "La barrique ? Mais c'est comme çà que François appelle Fortehr... parce qu'il est gros et plein de vin rouge" L'allusion à son tour de taille et à son penchant pour la boisson - "un militaire ne peut se réfugier dans l'eau minérale - l'ont moins offusqué que la pique politique. Car il voyait bien que François parlait de lui comme d'un progressiste. Il le prenait en tout cas comme tel, sans avoir pu interroger l'intéressé. Le proviseur a écouté d'une oreille distraite.
En cette fin de première semaine de rentrée, le principal lui aussi présent repense à cette réunion. Il a le dossier de François ouvert sur son maroquin. Le soleil rentre franchement par la fenêtre entrebaillée. Les élèves de la cour de quatrième - troisième sont en récréation. Le bruit le distrait généralement, mais il veut en même temps profiter de l'air frais de la matinée. Dans l'après-midi, malgré l'ombre, son bureau s'imprègne de l'odeur du goudron chauffé. L'été fenêtres fermées, un peu dur quand même... "Bon, alors il n'y a vraiment rien à lui reprocher à ce garçon". C'est un surveillant qui l'a prévenu d'une bagarre derrière les préfabriqués du fond de la cour, la veille. Le brave homme ne semble pas avoir très bien compris les tenants et les aboutissants. Un brave garçon en culotte courte est venu l'avertir de l'incident, le tirant de sa méditation sru Sauf que François portait un badge au pull, avec un message politique qui avait fait sortir de ses gonds le fils de Mme Couvert, la prof d'espagnol du lycée.
L'agresseur écope de deux heures de colle plus deux heures de TIG. Mais Mr Duc tient à voir l'autre protagoniste. Deux coups brefs sans retenue le surprennent. "Entrez". François, le visage un peu contusionné, avance de trois pas. "Bonjour François. Ne reste pas là, raide comme la justice. Prends le siège" dit-il en désignant une coque en plastique orange brique posée sur quatre tiges en fer. Le collégien s'exécute. "Alors qu'e t'est il arrivé hier après-midi ?" Son interlocuteur affiche une mine renfrognée.
"Ecoutez, Mr Duc, hier était une journée lourde au plan émotionnel." "Pourrais-tu t'expliquer un peu ?" "Vous ne savez donc pas la terrible nouvelle. Le général Pinochet a failli mourir au cours d'un attentat, dimanche." Interloqué, le principal répond "Mais je n'avais pas vraiment été mis au courant... Mais, enfin, en quoi tout cela te concerne ?" "Oh, vous savez, il a réussi à s'en sortir, quand même !" "Je comprends bien" Et alors?" "J'avais mis un badge en l'honneur du général que ... KKK " Lionel... Silence" "En l'honneur..." répète au bout d'un cours instant le principal. "Quoii, tu veux dire que tu plains le dictateur ???" Qu'est-ce que c'est cette histoire ? "Monsieur Duc, vous savez que le général Pinochet assure le combat de l'occident dans cette partie du monde, et que..." Il ne peut continuer.
"François, cesse ces élucubrations." Le ton est ferme "Tes opinions politiques m'apparaissent aussi originales que tranchées". Je ne suis pas chargé de te faire l'éducation civique" "Et Je te passe tes commentaires sur qui est en charge" Mais une chose est sûre. Je ne veux pas de badge. Pour qui te prends-tu ? En plus, avec le fils de mme Couvert, si sensible aux questions idéologiques" "Mais c'est un Guévara, Mr Duc""Stooop !" "Tu files en cours, et tu ne recommences pas. Même si l'interdiction des badges n'est pas clairement stipulée dans le règlement intérieur, je ne veux plus entendre parler de çà. C'est compris ?
Oui monsieur. "
*
"Oh, monsieur Fortehr !" "Où donc ?" demande le père de Paul. Ils ont pris leur place sur la tribune métallique. En ce jour de 11 novembre, tout ce que Bordeaux et sa région militaire compte de troupes défile. "Là, le monsieur avec le gros imperméable vert serré un peu haut" "Paul, je t'ai déjà dit de ne pas montrer du doigt... Ah, oui je le vois. " "Je peux aller lui dire bonjour ?" "Attends, c'est presque fini. Regarde, la compagnie instruction du 57. Quand je pense qu'il y a vingt ans, je commandais là..." "Papa, je peux... " Mais foutre, tu me pompes le l'air" Même le juron désuet de son père ne l'alerte pas particulièrement, il n'a d'autre choix que d'obtempérer. Trois minutes plus tard, les dernières unités ont quitté les Quinquonces. Des tourbillons de poussière blanche parcourent maintenant l'esplanade vide. Le son de la musique militaire s'éloigne au pas cadencé.
L'assistance se disloque après que le plus haut gradé a mis au repos le carré des officiers qui jouxte la tribune. Tout le monde se congratule, se salue. Ces mondanités ne sont pas du goût du père de Paul. Suivi de son fils, il descend les quelques marches et tombe alors nez à nez sur Mr Fortehr. "Bonjour monsieur," claironne Paul "Mes respects, mon colonel, bonjour Paul" rétorque l'enseignant dans une position proche du garde-à-vous. "Salut, Fortehr. Comment allez-vous ?" Il répond qu'il est ravi d'être là, que le défilé le remet dans un bain d'armée. "Malheureusement, je n'ai pas pu remettre ma tenue, cette année. Je me suis aperçu que le pantalon était déchiré. Il faut que je le dépose chez le maître-tailleur. Le colonel baisse un instant les yeux au niveau du ventre de son interlocuteur, imaginant le supplice de la veste, avec les boutons tendus au point de lacher". "Comme vous me voyez, je suis en tenue, mais je ne me suis pas mis dans le carrré des officiers. Depuis que je suis chez le général, rue Vital-Carles, je ne rencontre plus personne. Je ne suis plus repassé à Xaintrailles depuis mon dernier séjour, il y a six ans" "Ah l'Etat-major... " énigmatise le commandant en civil. "A Cao Bang, les ordres étaient de tenir la RC4 coûte que coûte. Et puis du jour au lendemain, on nous a dit d'évacuer. Eh bien le 14 juillet 50, je crois, Tout ce petit monde bien habillé et décoré défilait à Hanoï."
"Et oui, on a connu çà aussi", un peu vague. Il n'aime pas étaler ses états de service devant son fils. "Sinon, tout va bien avec Paul ?" Comme si on le ramenait brusquement à la réalité, le commandant laisse passer un soupir. "Oui, oui, il n'a pas plus son âme damnée avec lui, le petit Portugais ... Ah François ? Oui voilà . Il travaille bien. Je pense que le brevet va bien se passer. Car vous le savez, pour la première fois depuis longtemps, ce n'est plus une formalité sur dossier. Ils passeront trois épreuves : math, français et histoire-géo. Le ministère veut redonner un peu de lustre à l'épreuve, et rendre conditionnel le passage en seconde. "Ah ?" Le père de Paul paraît surpris, assez peu au fait de la scolarité de son dernier rejeton. "Bon.bon. Et bien, nous allons rentrer à la maison. Ma femme doit commencer à s'impatienter. Allez au revoir ajoutant un "mon commandant" protecteur."Mon colonel".
Et père et fils de se presser en direction des colonnes rostrales. Ils traversent l'avenue puis montent dans la voiture rangée sur les quais, le long d'un hangar aux murs crasseux, témoin d'une époque révolue, lorsque le port voyait transiter un intense trafic de marchandises. Dans la voiture, Paul questionne son père sur Cao Bang. Celui-ci raconte comment cette route parallèle à la frontière chinoise a été jugé essentielle dans le dispositif français. Puis comment l'Etat-major a commandé de décrocher. "Deux régiments de légion ont perdu tous leurs effectifs, en quelques jours. Après, de Lattre a tenté de rétablir la situation, mais c'était trop tard." "Ce pauvre Fortehr a combattu à Cao Bang, la citadelle réputée imprenable. Mais je n'en sais pas beaucoup plus". "Il m'a raconté en quelques mots l'an passé, lors de la réunion parents - profs" " Et vous, papa, où étiez vous ? " Moi, en 50 ? Au lycée, en seconde ou en première, je ne sais plus bien. " Pour une fois que Paul se trouve seul avec son père, il tente de lui soutirer quelques détails sur ce passé si lointain. Mais l'échange dure peu, le trajet de retour à travers des rues vides et des magasins aux devantures fermées. En ce 11 novembre, et malgré les feux, ils sont de retour en moins d'un quart d'heure.
Au dernier moment, roulant devant le monument aux morts de Caudéran, sur la pate d'oie toute proche du lycée de Paul, son père préfère évoquer un souvenir récent. "Et voilà, la mairie est venue déposer des fleurs. Quand je pense que fin août, j'ai dû accompagner Chaban lors des cérémonies pour la Libération de Caudéran. Il avait pris son manteau. Tiens le même que Fortehr, mais sans la version mongolfière. Quel triste sire, quand même. Comme si on s''était batut dans le coin. " Paul pense déjà au déjeuner qui les attend. Le laïus sur les faux résistants et les gaullistes bordelais ne présentent guère d'intérêt. En tout cas, il n'y a rien qu'il n'ait déjà entendu plusieurs fois. Il se dit quand même que son prof d'histoire rentre bien dans la catégorie des centurions. ce livre de Lartéguy feuilleté dans la bibliothèque familiale. Une sorte de centurion à la mode d'Astérix, à cause de son gros ventre.