samedi 25 septembre 2010

Carnet de bord 1987 - 1988

6-7 juin 1987. Après une matinée agitée (je me suis fait engueuler par Mme C. la prof d'économie, parce que je n'ai pas pris de notes durant son cours), nous sommes partis, tante Gé, les parents et moi) au mariage de Marguerite et Patrick, et nous sommes arrivés à l'hôtel 'Le Cocagne" à Saint-Félix de Loraguais. J'ai pris une bonne douche et à 4h00 nous sommes allés à la messe puis à la réception où j'ai ingurgité une quantité effroyable de jus de fruit, de cocktail et de petites pizzas.
J'ai passé toute la soirée avec Bénédicte, que je n'avais pas vu depuis bien longtemps et que j'ai trouvé très sympa. Impressions plus mitigées pour notre cousine W. Nous nous sommes couchés à 2h00 du matin. Je me suis réveillé à 8h00 et j'ai pris une douche. Nous sommes descendus pour prendre le petit déjeuner avec Bénédicte et tante Marie-Claire, petit-déjeuner d'ailleurs fort douteux ! Puis nous sommes allés à la messe du village à 11h15. Début de l'année mariale. A la sortie, nous avons décidé d'aller nous balader sur les bords du lac de Saint-Féréol, mais il faisait trop froid. Nous sommes donc retournés déjeuner chez les R. "en petit comité". Au bout du quatrième verre de champagne, j'ai commencé à ne plus voir très clair. Après avoir regardé la finale messieurs de Roland-Garros, au cours de laquelle Lendl a gagné, nous sommes repartis pour Bordeaux. En cours de route, nous avons été obligés de nous arrêter sur l'autoroute à cause d'un orage d'une force incroyable et qui a fait beaucoup de dégâts à Bordeaux. A la maison, la gouttière du garage s'est écroulée.
*
8 juin 1987. Je me suis levé à 9h00 et j'ai traîné pendant toute la matinée. Tante G. est venue déjeûner à la maison. J'ai téléphoné à François qui passe la journée à Macau avec sa mère pour planter les tomates ! Je suis resté bien tranquillement à la maison, à cause du temps qui est complètement nul et après le dîner j'ai regardé un film de Belmondo complètement nul !
*
9 juin 1987. Je me suis levé à 7h15, j'ai pris mon petit-déjeûner puis je suis parti pour la classe. Cet après-midi, j'ai eu un 19 en histoire, malheureusement les notes ne comptent plus ! Ce soir, les parents ont invité du monde à la maison, avec un peu de chances je pourrai peut-être regarder un film à la télévision.

jeudi 9 septembre 2010

Paris 89

'Tu imagines, j'étais dans le sofa du salon. Le père de famille était calé dans son fauteuil, à côté de moi. Il buvait sa bière devant le journal télévisé irlandais, en marmonnant à moitié. Tout d'un coup, les images du 14 juillet sur les Champs Elysées défilent. Il ne m'avait pas adressé la parole depuis mon arrivée. Et là, paf. "Qu'est ce que c'est beau !" Et puis, le ponpon... Un truc du genre "It's always like that in France ?"
'J'étais bien obligé de lui répondre. Alors je lui ai dit que c'était la fête nationale, mais que cette année, Mitterrand avait décidé de faire dans le festif' continue Paul.
'Comme çà, à brule-pourpoint, tu lui as vanté les mérites du Bicentenaire ?' rétorque François, soupçonnant un embellissement de la discussion. 'J'aurais bien aimé être là !' En réalité, il redoute peu un gauchissement de son ami. Mais il sait en revanche que son niveau de langue ne permet pas à Paul de se lancer dans de subtiles explications historiques. 'Il ne va tout de même pas me faire croire qu'il parle couramment parce qu'il a fait un séjour d'un mois à Dublin!' pense-t-il. La carte postale représentant l'entrée de Trinity College, et envoyée de la capitale traduisait surtout l'ennui se dégageant des cours de civilisation et la recherche d'une âme soeur même transitoire. 'le sous-pirant' était d'ailleurs le surnom peu amène qu'il lui réservait en privé. 'Quand je pense qu'il aurait pu demander à faire un séjour linguistique à Londres. Je lui aurai glissé quelque chose à laisser devant le 10 Downing Street, en l'honneur de Lady Thatcher... 'Il n'a pas voulu, parce que son père a passé quelques semaines à Londres après son bac.' 'Quel sot'.
En attendant, les deux conspirateurs forcent leur pas afin de précéder le groupe. En cette fin d'après-midi automnale, le froid pique les yeux malgré la pluie du matin. Le soleil rasant lèche les façades et éclaire la statuaire du pont de la Concorde. En se retournant, Paul remarque le fronton de l'Assemblée Nationale, déjà plongé dans une semi-obscurité, déjà oublié des rayons. François cache sous son manteau un paquet mal enveloppé qui gêne son allure. Ils ne tiennent pas à se faire voir, pas encore en tout cas.
'Le monde doit savoir que je garde en mémoire cet épouvantable régicide' prononce dents serrées François. Il attend un acquiescement, qui ne vient pas. Paul a tellement entendu sa vieille tante fustiger la Répugnante, conspuer Robespierre et le bourreau. "Honorer la mémoire de Cadoudal et du duc d'Enghien" et maudire l'usurpateur Bonaparte est une antienne qui revient à chaque passage chez la cousine de son père. Il ne prête guère attention aux récriminations de son ami. Quand bien même, il sait qu'il ne parviendra pas à faire comprendre au président du cercle girondin des amis et fidèles de l'Empereur (Cegafe) - cercle composé de deux membres, et dont les statuts rédigés à la plume d'oie sur papier torchon restent à déposer à la préfecture dudit département - qu'il ne peut sans risque de contradiction participer au culte du roi-martyr. Louis XVI mort sur la Concorde lui permet de donner du crédit à son personnage de hobereau de province vaguement monarchiste. Paul en attend des retombées galantes.
Arrivés sur un trottoir de la place, ils ralentissent brusquement. Les deux lycéens se trouvent confrontés à une situation qu'il n'avait pas envisagé. Pour déposer un bouquet d'oeillets au pied de l'Obélisque, ils devaient attendre que les voitures cessent de circuler. Or le flot non seulement ne se tarit pas, mais il paraît au contraire s'intensifier. Les provinciaux contemplent interdits la circulation automobile

Bac français 88

'Le lycée Jules Michelet ?' répond le vieil homme à la portière de la voiture. François n'écoute pas la réponse, obsédé par ses notes de lectures, feuillets racornis posés sur ses genoux. 'Quel rapport Boris Vian entretient-il avec Sartre ? Bon sang?? Il tourne et retourne son paquet de fiches, sans trouver la réponse à sa question. En même temps, il préfère rester silencieux plutôt que de révèler aux autres son embarras. Assis sur le siège arrière, personne ne le voit s'agacer. Paul s'agite quant à lui, installé à gauche de sa belle-soeur qui a proposé de les conduire sur les lieux de l'examen. Sans savoir que l'itinéraire réservait quelques surprises.
"Vous y êtes, au prochain croisement, sur la droite. Vous pouvez pas le manquer ?" Au moins rassuré sur ce point, et alors que la voiture repart en trombe, Paul repense à son estomac barbouillé. Pour calmer son appréhension, il s'est resservi généreusement à table. D'habitude, les échalotes revenues sur le steack haché le ravissent. Aujourd'hui, elles lui remontent à la bouche, pendant que les frites semblent grossir. "Tu vas avoir un placard sur l'estomac" a prédit sa mère. Ces lourdeurs lui pèsent moins que son interrogation profonde. Car il y a au bac trois sujets au choix. Leur professeur de français a préparé la classe au commentaire composé, avec des incursions sur le résumé. Paul s'est montré médiocre sur les deux tableaux, et rêve d'un éclat grâce à la dissertation. "Qu'est-ce que je vais choisir, si le texte proposé est facile ?"
Sa belle-soeur remplit le silence, en racontant son oubli de papiers le jour de l'oral du bac. "En tout cas, je reviens vous chercher à 18h00" "Ah, voilà, çà y est... Les Temps modernes. Vian collabore à la revue de Sartre, pendant deux ans. Il s'en éloigne dès 1947, pour ne pas suivre la ligne politique du philosophe" lit tout haut François. Pourquoi tu sors çà maintenant ? demande Paul. "Je ne me souvenais plus du détail" Le moteur tourne au ralenti, la voiture stationne le long du trottoir. D'autres candidats marchent d'un pas pressé et s'apprêtent à franchir le portail. "Est-ce que je peux laisser mes notes ici" demande François à sa conductrice, sans écouter la réponse, il claque la porte. Paul sourit péniblement et envoie un bref "merci-à-tout-à-l'heure" d'un seul souffle. Puis court rattraper son ami qui a traversé la rue à grandes enjambées.
Des arbres, la pelouse verte des pluies du printemps. Tout sourit aux lycéens tremblants qui forment un attroupement au pied de l'escalier de béton. Façade terne. Sur les panneaux, les listes indiquent les noms et la classe. ... et ... ne sont pas dans la même classe. François s'insurge tout fort. Ils" t'ont mis à D; ils ne savent même pas qu'une particule est notée entre parenthèse, que le patronyme sert seul." Paul a d'autres chats à fouetter " çà va, çà va". Il n'aime pas se faire remarquer

Présidentielles 88

Paul range sa chambre. Comme si le désordre régnait. Rien ne traîne, mais il trouve des tas de feuilles à rassembler en tas. Sur le valet de nuit donné par sa mère, rien ne dépasse. Les chaussures cirées sur la petite tablette la plus proche du sol, au-dessus des roulettes. Le pull-over repose sur le pantalon. La chemise du jour est enfilée sur le dossier. Plus près de la fenêtre, sur les tablettes de l'étagère, les livres s'empilent par ordre de taille, le plus large en dessous. Les albums de timbres remplissent un côté, dont la tranche se couvre de poussière. La collection de Jules Verne reliée à la Bradel par la mère de Paul occupe l'étage supérieur du petit meuble en pichepin, qui fait la fierté du jeune homme. Reste la table éclairée par le jour finissant. Quelques chemises, les cours de la semaine, deux ou trois manuels, trois volumes de la collection des Lagarde & Michard : Paul s'attaque à ce négligé. En réalité, il entend la télévision dans la chambre de ses parents, de l'autre côté du mur.
Son frère installé dans le fauteuil a exclus toute négociation sur le programme de la soirée. Entre un jeune professeur d'histoire-géo et un adolescent de seize ans, les voix ne pèsent pas pareil dans l'urne domestique. Leurs parents dînent en ville. Paul voulait regarder un film. La politique ne l'intéresse que par intermittence. François a placé la barre très haut, ces dernières semaines. Avant le premier tour de la présidentielle, son ami a focalisé toutes leurs conversations. Il faut reconnaître que dans la cour du lycée, les prises de position de François excède la patience des plus modérés.
Sur le thème de "Barre, le candidat du centre-mou" il cherche à croiser le fer avec tous ses contradicteurs. Beaucoup le regrettent amèrement, car le jeune homme a pris fait et cause pour le candidat de la droite, premier ministre en exercice. Il n'est pas chiraquien, il est Chirac lui-même, vantant les mérites des ministres, y compris le plus suspect auprès de lycéens idéalistes et animés par des idées généreuses. Pasqua, "le tueur de Malik Ousssekine" lors des manifestations étudiantes de décembre 1986 est l'épouvantail de la jeunesse par excellence ? François prononce son nom Pasqua à chaque bout de phrase.
Paul a bien saisi que le premier tour de la présidentielle a marqué une étape imprévisible. Beaucoup ceux qui espéraient Barre comme candidat du second tour face au président sortant ont déchanté. Mais personne ne misait sur un tel score pour Mitterrand, largement en tête. L'annonce des résultats à Caudéran a immédiatement refroidi l'atmosphère familiale fin avril. Aujourd'hui, les deux vainqueurs du premier tour s'affrontent au cours d'une joute télévisuelle. Paul n'a tout simplement pas envie de les écouter. Il veut en outre manifester sa mauvaise humeur, et se fait un point d'honneur à rester dans sa chambre. "Avec son sourire satisfait, il va encore clamer sur les toits qu'il m'a empêché de m'abrutir devant un film stupide".
Lorsque l'échange commence entre les deux candidats, Paul ne peut cependant se retenir. Il tend l'oreille. Un peu plus tard résonne "Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier Ministre"... Paul surgit de sa chambre pour scruter les visages. "Pousse-toi, tu es devant..." "Ainsi, voilà la politique, une sorte d'art de la conversation qui renvoie à peu de choses l'évaluation de la dette publique, la signature de l'Acte unique ou l'avenir de l'URSS". Paul ressent la décharge électrique. Car on tue en direct. Et il ne souhaite pas mourir. Dans un silence pesant, débout quand son frère reste assis, il assiste à la fin du duel. Quand on apprend quelques jours plus tard, la nette réélection de François Mitterrand, il repense au débat télévisé, comme à un moment d'histoire vécue en direct.
*********************
Chez François, la soirée ne se déroule pas de la même façon. Sa mère a refusé de rester à Bordeaux. "Les vieux, e bastante. Ta politique, j'en ai marre. Ras-le-bol.". Les élections lui importaient moins que son jardin potager. Elle a quitté l'appartement en début de matinée, s'est arrêtée à la mairie pour voter - "pas question de voir revenir les communistes" - a hésité en sortant. Les cloches sonnent et les vieilles caudéranaises se pressent pour gravir les marches du perron. "Pitié... ils sont partout" Tant pis, j'y vais." " Deus escreve certo por linhas tortas "...
François n'est pas sorti de l'après-midi. Il aurait pu téléphoner à Paul pour jouer au tennis, mais a tergiversé. Hannibal et César s'amusaient sur le bord de fenêtre. Il les a pourchassés à travers la cour, puis les a fait courir avec une petite boîte de sardines en conserve attachée à une ficelle. Au bruit, les deux chats se précipitaient déclenchant un éclat de rire de François dissimulé derrière un angle de la maison. Le bruit a certes fini par réveiller les locataires du rez-de-chaussée. Après le goûter, il a repris ses révisions de français. A 19 heures, ne tenant plus en place, il a commencé à préparer le dîner, en l'absence de sa mère, des carbonara à la crème.
politiques. La chaîne publique allumée - la principale chaîne privée, François la boycotte pour cause de barrisme outrancier - il écoute les résumés des journalistes sur la participation et sur les enseignements du premier tour. A 19h50, les nouilles finissent de cuire. Les lardons dorées baignent dans la crème fraîche fondue, prêts à être mélangés ; bien grillés, mais non flambés en vertu de la croisade anti-alcoolique de l'adolescent. Une fois égouttées, il jette les nouilles dans la poële, remue d'un geste mécanique, puis rejoint la salle de séjour. Les deux journalistes annoncent "dans quelques secondes " le nom du prochain président de la République. Les premières notes de Money for Nothing résonnent dans la pièce. François exulte.
Voilà la minute qu'il attendait depuis longtemps. Il esquisse un pas de danse : Dire Straits qu'imaginer de mieux pour illustrer la victoire de Chirac. "A qui cette mobilisation des électeurs a profité, nous le savons..." François n'entend plus, il joue les accords de Mark Knopfler à la guitare ; seul, car à la télévision, le visage de l'élu se dessine. Mais François ne doute pas, il sait... ou croit savoir. A tue-tête, il entonne le premier couplet.
"Now look at them yo-yo's that the way you do it.
You play the guitar on the MTV.
That aim's working that's the way you do it.
Money for nothing and chicks for free."
"François... Françoaaa" Sa mère porte une cagette de fraise, et des sacs de légumes. Ses bras encombrés frottent dans l'embrasure. Ses cheveux frisés dépassent tout juste. François sautille sur un pied, l'autre jambe repliée, la main gauche grattant une guitare électrique imaginaire. Tout d'un coup il entend sa mère, tourne la tête, voit la figure du président réélu à l'écran. Deux sauts de trop le font atterrir sur la table basse installée devant le canapé. Son tibia heurte bruyamment le rebord carrelé ; son corps bascule par terre. Toute la scène a duré un quart de seconde. Cette fois sa mère se tait, pose ses ballots comme elle peut et se précipite à la rescousse. François a mal mais pense essentiellement à l'image. Il ne veut pas se relever. Dans un souffle, il prononce les deux syllabes d' "Eteints".

Mme Souvert 87

Paul trouve le cours d'espagnol reposant, parce qu'il exprime mieux sa pensée qu'en cours d'anglais. Et puis, quand même, depuis l'année de troisième., c'est la première fois où il se retrouve à côté de François en classe. En LV2, les germanisants et les hispanisants ont été en effet regroupés. Deux ans après la fameuse quatrième, les deux garçons prennent un plaisir évident à être côte à côte quatre heures par semaine : trois plus une d'espagnol optionnel. Paul a mûri suffisamment pour ne plus appréhender les sautes d'humeur et les réactions incompréhensibles - pour les autres - de son ami.
Ce jour-là, Mme Souvert a mis à l'aise la classe. Avec une extinction de voie et les yeux qui pleurent, elle annonce un cours moins conventionnel, sans exercices de langue, ni éclat de voix parce que l'on a mis estar au lieu de ser. "Pour une fois, je vous ai apporté des reproductions de tableaux. Mais il va falloir choisir. On ne pourra tout étudier dans l'heure. "Elle ouvre son cartable et tire précautionneusemente, signe ostenstatoire de sa fatigue contenue par conscience professionnelle, une dizaine de planches. Il y a du Goya... "le 2 de Mayo" Pas de réaction dans la salle. Paul pressentant l'orage, croit bon de glisser un commentaire faussement désabusé... "C'est un peu vieillot". "Zurbaran, Velazquez on a parlé du siècle d'or dans le dernier texte" ... Bon vous préférez plus proche de nous. Regardez Miro. Ou mieux peut-être, un tableau de Picasso. Brouhaha intéressé. C'est une scène de tauromachie. Acquiessement manifeste. Paul lève les yeux. Bruit de bouche à sa droite.
"On rentre dans une zone de turbulences" pense-t-il. L'enseignante en lunettes noires et châle couvrant le cou annonce le choix retenu. "Maintenant, vous regardez le tableau. Je vous lis la plaquette" Corrida, La mort du torero - j'ai bien dit torero et non toreador - date de 1933. Picasso s'est intéressé très tôt à l'univers tauromachique. On peut citer les eaux-fortes de 1928, d'après un auteur reconnu, Jose Delgado, dit Pepe Illo. Il séjourne à deux reprises à Barcelone au cours desquels il approfondit ses connaissances. Au cours de la même période, le peintre réalise plusieurs oeuvres dans lesquelles apparaissent la fascination du combat entre l'homme et l'animal, mais aussi l'ambivalence sexuelle du torero. Sa maîtresse, Marie-Thérèse Walter prend parfois les traits de celui-ci. Dans 'la mort du torero', on retrouve la figure mythologique du Minotaure...' [source] Bien, voy a ocultar el final del comentario... Preguntaré despues
Paul scrute la reproduction, mais ne voit guère qu'une tentative naïve de représenter une corrida. Il sent bien que quelque chose lui échappe, mais ne parvient pas à rassembler ses idées. Tout se trouble pour se fixer sur un point de convergence. 'Je n'aime pas' Pendant ce temps, François a pris son cahier et s'applique à rédiger une réponse quand d'autres ont recommencé à papauter avec leurs voisins. Mme Souvert passe ensuite aux questions. Il apparaît très vite qu'elle cherche à obtenir la thématique générale du tableau plus qu'une description de la scène ou des détails sur la technique employée par Picasso. Par touches successives, grâce à plusieurs réponses imparfaites, l'idée d'une inversion de la mise à mort, au départ simple hypothèse, s'impose comme une sorte de vérité d'évidence. La pédagogue a fait parler en espagnol, introduit des éléments de civilisation. Etant donné son état physique, l'essentiel est acquis.
Sauf que François s'est tû. Mme Souvert n'a d'autre alternative que de lui donner la parole. François baisse le doigt, cale son cahier devant lui, et entame un long monologue sur l'arriération de la péninsule ibérique dans laquelle se maintiennent dans les années 30 des traditions d'un autre temps - il pense au Portugal plus qu'à l'Espagne - et expose sa position de principe vis-à-vis de la maltraitance des animaux. "Ils n'ont pas souhaité expirer dans des souffrances dignes du Christ sur la croix" Remous à sa droite. "Mais qu'est-ce qu'il va chercher encore ?" à sa gauche. A ce titre, l'effort du communiste Picasso mérite qu'on s'y arrête. Suit une analyse rapide du décès du torero, retourné par les cornes du taureau-minotaure.
François réussit cette prouesse de diluer son opinion dans le bain d'une critique artistique anodine, le tout en usant d'un espagnol préservé de grosses fautes de langue. Mme Souvert doit acquiescer. L'heure sonne et le défenseur de la cause animale savoure une victoire en rase campagne. Paul n'a pu glisser un mot, qui s'amuse souvent de cette lubie de son ami. Le disciple de feu Mr Bertrand ne mégote pas sur le succès... La sonnerie claironne la victoire de l'humanité sur la barbarie tauromachique. C'est en tout cas ainsi que le lycéen l'entend clore l'heure d'espagnol.

Rocamadour 1987

"Madame Dumont ?" Une dame de taille moyenne, habillée d'une robe à imprimés un peu désuette, et une ceinture rouge serrée au dessus des hanches se retourne de l'autre côté de la cour. François la rattrape en courant. Tous deux se dirigent vers la sortie. Comme je vous voyais de loin, je me demandais si par hasard, Ludovic serait libre cette semaine pour jouer au tennis avec moi ?" "Euh, c'est biengue possible. Je réfléchis... Non, il ne m'a rien dit de précis" Elle cherche à temporiser, parce que les parties nocturnes avec François se terminent plus tard qu'elle ne le souhaiterait. En même temps, pendant les vacances, il n'y a pas de réveil à mettre le lendemain. "Eungue tout cas, je lui eung parle et il te téléphone ! Tu es chez toâa, ce soaârrr ?" "Malheureusement, oui. J'ai promis à maman de faire les courses pour le dîner en sortant du lycée, puis de répondre au téléphone pendant qu'elle fait autre chose. A 20h, je serai libre, quand même." "Eh biengue, au moince, tu es gentile pour ta maman. Ludoo, si je lui dit de raânger sa chaâmbre, il m'envoie balader".
En marchant, ils ont passé le portique et se trouvent sur le trottoir du coin. Elle a sorti ses clefs de voiture. "Au fait madame Dumont" "Tu peux m'appeler Frangçoase" "Ah... Oui, je voulais juste vous signaler, comme vous siégez à l'association des parents d'élèves ; madame Trigollet, la prof de français de première A2 a affiché la liste des livres à lire. Sous-entendu qu'il faut acheter. Alors je sais bien, il y a le bac français à la fin de l'année prochaine, mais quand même... Vingt livres, çà me semble beaucoup en deux mois d'été" "Tu paânses queeuh c'est trop ? Toi, le boâne élève... Tu me caâches quelque choâse. Alleeêz, vide de toân sacqueuh" "çà m'énerve cet accent, elle pourrait tout de même faire un effort. Est-ce que je parle portugais, moi ?" s'agace in petto le jeune homme.
"Bon, alors pour tout dire, dans la liste, il y a quand même des ouvrages très tendancieux." "Teândaâncieux ?" François rosit, hésite puis ce lance dans une explication alambiquée sur Beckett, Ionesco et surtout Vian. Il complète sa liste noire avec Zola dont il précise que d'autres romans que celui retenu lui paraisse plus intéressants ; il garde pour lui son rejet de l'ouvriérisme misérabiliste de Germinal mais ne réalise pas que son interlocutrice regarde sa montre avec insistance. Elle finit par le couper au milieu d'une phrase sur la nécessité d'élever les esprits de la classe à la beauté classique. " "Mais où est le proâblemeuh ?" "En un mot comme en seul, En attendant Godot promeut l'athéisme, Le Roi se meurt vilipende la monarchie, pardon la démocratie, et L'Arrache-coeur se moque de la famille".
"Françoâh, note moaâh tous ces titres sur un papier" En même temps, elle tire un crayon et déchire un bout de page de son carnet. Il s'exécute avec plaisir. "Je vais téléphoner à madameuh Trigolletteuh. Elle va m'expliquer tout çàâh... Cette foaâh, il faut que je fileuh. Pour le tennisse, je transmets à Ludôo" "Aurre revoire Françoâh" "Vous ne lui parlez pas de moi, au téléphone, s'il vous plait" implore François. "Motusse" lui répond-elle en traçant une ligne imaginaire devant ses lèvres fermées.
******************
"Mon très cher ami,


Merci pour ta carte postale envoyée depuis un très haut lieu de la chrétienté. Faut-il te signaler la richesse du secteur du point de vue de l'art rupestre ? Je sais que tu n'as pas de liberté de mouvement. Mais saches que - si l'occasion vient à toi saisis-là - à quelques kilomètres de Rocamadour se trouvent des fresques d'animaux magnifiques. Tu connais mon goût pour les bêtes à poils ! J'ai justement profité de mon habituelle escursion à la bibliothèque municipale pour m'enquérir de ton lieu de retraite. Vois-tu, cette histoire médiévale soulève bien des questions. Fort des quelques notes prises sur place je te sollicite sur ces quelques points qui me tourmentent depuis lors.
La Vierge est-elle vraiment noire, compte tenu de mon information selon laquelle la statue a été taillée dans du bois de chêne ? Cette couleur m'indispose grandement, compte tenu des modes picturales qui ont prévalu depuis ailleurs. Tu n'as pas oublié le culte que Maman voue à Fatima. Noire, tout de même. Pourquoi pas rouge ?
Confirmes-tu la guérison miraculeuse d'un roi d'Angleterre ? Il s'agit d'Henri d'Angleterre en 1159, si j'en crois mes sources. J'ai noté en outre un passage bénéfique de Saint-Louis alors qu'il était enfant (1244). Quelle folie d'aller de l'autre côté de la Méditerranée défunter sur une plage ! J'ai la plus grande difficulté à comprendre l'esprit des Croisades. En tout cas Rocamadour, sous autorité anglaise : quelle belle époque ! C'est quand même un sacré coup de pouce pour me faire venir sur place. Autre point remarquable. On raconte qu'à la bataille de Las Navas de Tolosa en 1212, la bannière de la Vierge de Rocamadour aurait provoqué la panique dans les troupes musulmanes et expliquerait à elle-seule la victoire des armées d'Aragon et de Castille. Me le confirmes-tu ? Existe-t-il une plaque commémorative ? Tout cela me paraît fort stimulant.
Avant de clore cette missive, il me faut te faire part d'une bien triste nouvelle. Mr Bertrand n'est plus de ce monde. Il a rendu l'âme en fin de semaine dernière. La cérémonie avait lieu hier. J'étais le seul de Grand-Lebrun, aux côté du père jardinier - je ne parviens plus à me souvenir de son nom -. Ce dernier semblait un peu mal à l'aise mais m'a avoué en aparté qu'il éprouvait une réelle amitié pour le défunt, avec lequel il discutait souvent de botanique. Le cher homme lui a montré les facettes que tu avais le plus grand mal à reconnaître, aveuglé par ta passion pour les chasseurs et autres verseurs de sang animal. Mr Bertrand n'a pu savourer longtemps le parachèvement de sa grande oeuvre, le moratoire sur les assassinats de baleines.
"Le monde entier est un théâtre, et tous hommes et femmes n'en sont que les acteurs". Tous sortent de la scène sans s'y préparer". Sur ces quelques mots, je te salue bien bas et te souhaite un beau séjour à Rocamadour. Bonjour aux Périgourdines, c'est bien connu, elles aiment les coups de ce que tu penses. Cette dernière gauloiserie est uniquement pour te redire mon amitié, avec l'assurance de te savoir de retour bientôt,
François".
"Cher fils,
C'est de Royan que je t'écris, quelques heures avant de reprendre le train pour Bordeaux. Mes permissions ne commencent que dans une semaine, à peu près au moment où tu termineras ton chantier. Ton frère a pris ses quartiers d'été dans le Dauphiné auprès de sa future belle-famille. Aux dernières nouvelles, il flotte sur son doux nuage. Ta petite lettre est bien arrivée à la maison et nous a enchantés.
Cela m'amuse de te savoir à Rocamadour où nous avons si souvent été depuis Brive. Nous y étions passés il n'y a pas si longtemps à partir de Belvès, pour la marche des anciens du 126. Ce coin de France est épatant, même si nous l'avons admiré en automne, c'est-à-dire sans beaucoup de touristes. De la même façon, les fortes chaleurs auxquelles tu fais allusion sans t'en plaindre tranchent avec mes souvenirs d'une matinée froide, les mains gourdes et les yeux piquants. J'ignore si nous pourrons repartir cette année. Il y a ceux qui habitent trop loin et ceux qui n'ont tout simplement plus envie de bloquer un w.e. Les K. - Limoges n'est pourtant pas loin - ont d'ores et déjà annoncé l'an dernier qu'ils ne reviendraient pas.
Avant que je n'oublie, François a rapporté avant-hier en fin d'après-midi le livre que tu lui avais prêté, L'Arrache-coeur de Boris Vian. Il te fait dire que votre future professeur de français a placardé une nouvelle liste de livres à lire avant la rentrée de septembre. Elle a apparemment rayée Boris Vian, ce dont François s'est félicité. Je n'ai pas compris sa satisfaction sur ce point.
Il portait un costume sombre un peu étriqué qui m'a poussé à le féliciter pour sa tenue. François m'a alors longuement expliqué qu'il avait mis à la hâte le seul habit disponible. Celui-ci était trop petit, parce que sa mère l'avait acheté pour le mariage de sa marraine il y a deux ans. François avait appris au dernier moment la disparition de Monsieur Bertrand, votre ancien professeur de biologie en quatrième (ai-je bien compris ?). Ce n'était pas à la chapelle, puisque le défunt avait demandé des obsèques civiles. François m'a donc demandé mon sentiment, et si Mr Bertrand allait "brûler éternellement dans les flammes de l'enfer", je reprends son expression : quel phénomène que ton camarade ! J'ai un peu écourté la conversation, plutôt que d'entamer une réflexion sur les mérites éventuels de la crémation.
Il est justement temps de préparer mes affaires. Je te laisse à tes activités et posterai cette lettre à la gare pour qu'elle parte demain matin. Je t'embrasse affectueusement, avec ta maman bien sûr,
Papa."

Pinochet Tutu Gorbatchev.

Rentrée 1986.
François ont pressenti que le passage en troisième représente une étape dans leur amitié. L'attelage pouvait-il continuer dans la même classe ? Le dernier conseil des classes a tranché, en indiquant au proviseur l'expulsion des indésirables. Pour François et Paul, le père Müller et Mr Fortehr ont recommandé d'une seule voie la séparation ; l'un par simple rancune - il n'a pas de classe de troisième - l'autre par prudence. Il a encore redit que les notes de François justifiaient pleinement un passage, et selon toutes vraisemblances une réussite à venir au lycée.
Mais en regardant le proviseur, il a rappelé en tapotant du doigt sur sa table que François était capable du meilleur comme du pire. "Bon élève du point de vue des notes". Les prises de position bruyantes du collégien - "Elles ne même gênent pas sur le fond" - risquaient fort de perturber le déroulé du cours d'histoire-géo. Compte tenu du programme, sur le XXème siècle, Mr Fortehr a exprimé des craintes de dérapage. Il n'a pas été jusqu'à révéler un mot capté dans un couloir à son sujet. "La barrique ? Mais c'est comme çà que François appelle Fortehr... parce qu'il est gros et plein de vin rouge" L'allusion à son tour de taille et à son penchant pour la boisson - "un militaire ne peut se réfugier dans l'eau minérale - l'ont moins offusqué que la pique politique. Car il voyait bien que François parlait de lui comme d'un progressiste. Il le prenait en tout cas comme tel, sans avoir pu interroger l'intéressé. Le proviseur a écouté d'une oreille distraite.
En cette fin de première semaine de rentrée, le principal lui aussi présent repense à cette réunion. Il a le dossier de François ouvert sur son maroquin. Le soleil rentre franchement par la fenêtre entrebaillée. Les élèves de la cour de quatrième - troisième sont en récréation. Le bruit le distrait généralement, mais il veut en même temps profiter de l'air frais de la matinée. Dans l'après-midi, malgré l'ombre, son bureau s'imprègne de l'odeur du goudron chauffé. L'été fenêtres fermées, un peu dur quand même... "Bon, alors il n'y a vraiment rien à lui reprocher à ce garçon". C'est un surveillant qui l'a prévenu d'une bagarre derrière les préfabriqués du fond de la cour, la veille. Le brave homme ne semble pas avoir très bien compris les tenants et les aboutissants. Un brave garçon en culotte courte est venu l'avertir de l'incident, le tirant de sa méditation sru Sauf que François portait un badge au pull, avec un message politique qui avait fait sortir de ses gonds le fils de Mme Couvert, la prof d'espagnol du lycée.
L'agresseur écope de deux heures de colle plus deux heures de TIG. Mais Mr Duc tient à voir l'autre protagoniste. Deux coups brefs sans retenue le surprennent. "Entrez". François, le visage un peu contusionné, avance de trois pas. "Bonjour François. Ne reste pas là, raide comme la justice. Prends le siège" dit-il en désignant une coque en plastique orange brique posée sur quatre tiges en fer. Le collégien s'exécute. "Alors qu'e t'est il arrivé hier après-midi ?" Son interlocuteur affiche une mine renfrognée.
"Ecoutez, Mr Duc, hier était une journée lourde au plan émotionnel." "Pourrais-tu t'expliquer un peu ?" "Vous ne savez donc pas la terrible nouvelle. Le général Pinochet a failli mourir au cours d'un attentat, dimanche." Interloqué, le principal répond "Mais je n'avais pas vraiment été mis au courant... Mais, enfin, en quoi tout cela te concerne ?" "Oh, vous savez, il a réussi à s'en sortir, quand même !" "Je comprends bien" Et alors?" "J'avais mis un badge en l'honneur du général que ... KKK " Lionel... Silence" "En l'honneur..." répète au bout d'un cours instant le principal. "Quoii, tu veux dire que tu plains le dictateur ???" Qu'est-ce que c'est cette histoire ? "Monsieur Duc, vous savez que le général Pinochet assure le combat de l'occident dans cette partie du monde, et que..." Il ne peut continuer.
"François, cesse ces élucubrations." Le ton est ferme "Tes opinions politiques m'apparaissent aussi originales que tranchées". Je ne suis pas chargé de te faire l'éducation civique" "Et Je te passe tes commentaires sur qui est en charge" Mais une chose est sûre. Je ne veux pas de badge. Pour qui te prends-tu ? En plus, avec le fils de mme Couvert, si sensible aux questions idéologiques" "Mais c'est un Guévara, Mr Duc""Stooop !" "Tu files en cours, et tu ne recommences pas. Même si l'interdiction des badges n'est pas clairement stipulée dans le règlement intérieur, je ne veux plus entendre parler de çà. C'est compris ?
Oui monsieur. "
*
"Oh, monsieur Fortehr !" "Où donc ?" demande le père de Paul. Ils ont pris leur place sur la tribune métallique. En ce jour de 11 novembre, tout ce que Bordeaux et sa région militaire compte de troupes défile. "Là, le monsieur avec le gros imperméable vert serré un peu haut" "Paul, je t'ai déjà dit de ne pas montrer du doigt... Ah, oui je le vois. " "Je peux aller lui dire bonjour ?" "Attends, c'est presque fini. Regarde, la compagnie instruction du 57. Quand je pense qu'il y a vingt ans, je commandais là..." "Papa, je peux... " Mais foutre, tu me pompes le l'air" Même le juron désuet de son père ne l'alerte pas particulièrement, il n'a d'autre choix que d'obtempérer. Trois minutes plus tard, les dernières unités ont quitté les Quinquonces. Des tourbillons de poussière blanche parcourent maintenant l'esplanade vide. Le son de la musique militaire s'éloigne au pas cadencé.
L'assistance se disloque après que le plus haut gradé a mis au repos le carré des officiers qui jouxte la tribune. Tout le monde se congratule, se salue. Ces mondanités ne sont pas du goût du père de Paul. Suivi de son fils, il descend les quelques marches et tombe alors nez à nez sur Mr Fortehr. "Bonjour monsieur," claironne Paul "Mes respects, mon colonel, bonjour Paul" rétorque l'enseignant dans une position proche du garde-à-vous. "Salut, Fortehr. Comment allez-vous ?" Il répond qu'il est ravi d'être là, que le défilé le remet dans un bain d'armée. "Malheureusement, je n'ai pas pu remettre ma tenue, cette année. Je me suis aperçu que le pantalon était déchiré. Il faut que je le dépose chez le maître-tailleur. Le colonel baisse un instant les yeux au niveau du ventre de son interlocuteur, imaginant le supplice de la veste, avec les boutons tendus au point de lacher". "Comme vous me voyez, je suis en tenue, mais je ne me suis pas mis dans le carrré des officiers. Depuis que je suis chez le général, rue Vital-Carles, je ne rencontre plus personne. Je ne suis plus repassé à Xaintrailles depuis mon dernier séjour, il y a six ans" "Ah l'Etat-major... " énigmatise le commandant en civil. "A Cao Bang, les ordres étaient de tenir la RC4 coûte que coûte. Et puis du jour au lendemain, on nous a dit d'évacuer. Eh bien le 14 juillet 50, je crois, Tout ce petit monde bien habillé et décoré défilait à Hanoï."
"Et oui, on a connu çà aussi", un peu vague. Il n'aime pas étaler ses états de service devant son fils. "Sinon, tout va bien avec Paul ?" Comme si on le ramenait brusquement à la réalité, le commandant laisse passer un soupir. "Oui, oui, il n'a pas plus son âme damnée avec lui, le petit Portugais ... Ah François ? Oui voilà . Il travaille bien. Je pense que le brevet va bien se passer. Car vous le savez, pour la première fois depuis longtemps, ce n'est plus une formalité sur dossier. Ils passeront trois épreuves : math, français et histoire-géo. Le ministère veut redonner un peu de lustre à l'épreuve, et rendre conditionnel le passage en seconde. "Ah ?" Le père de Paul paraît surpris, assez peu au fait de la scolarité de son dernier rejeton. "Bon.bon. Et bien, nous allons rentrer à la maison. Ma femme doit commencer à s'impatienter. Allez au revoir ajoutant un "mon commandant" protecteur."Mon colonel".
Et père et fils de se presser en direction des colonnes rostrales. Ils traversent l'avenue puis montent dans la voiture rangée sur les quais, le long d'un hangar aux murs crasseux, témoin d'une époque révolue, lorsque le port voyait transiter un intense trafic de marchandises. Dans la voiture, Paul questionne son père sur Cao Bang. Celui-ci raconte comment cette route parallèle à la frontière chinoise a été jugé essentielle dans le dispositif français. Puis comment l'Etat-major a commandé de décrocher. "Deux régiments de légion ont perdu tous leurs effectifs, en quelques jours. Après, de Lattre a tenté de rétablir la situation, mais c'était trop tard." "Ce pauvre Fortehr a combattu à Cao Bang, la citadelle réputée imprenable. Mais je n'en sais pas beaucoup plus". "Il m'a raconté en quelques mots l'an passé, lors de la réunion parents - profs" " Et vous, papa, où étiez vous ? " Moi, en 50 ? Au lycée, en seconde ou en première, je ne sais plus bien. " Pour une fois que Paul se trouve seul avec son père, il tente de lui soutirer quelques détails sur ce passé si lointain. Mais l'échange dure peu, le trajet de retour à travers des rues vides et des magasins aux devantures fermées. En ce 11 novembre, et malgré les feux, ils sont de retour en moins d'un quart d'heure.
Au dernier moment, roulant devant le monument aux morts de Caudéran, sur la pate d'oie toute proche du lycée de Paul, son père préfère évoquer un souvenir récent. "Et voilà, la mairie est venue déposer des fleurs. Quand je pense que fin août, j'ai dû accompagner Chaban lors des cérémonies pour la Libération de Caudéran. Il avait pris son manteau. Tiens le même que Fortehr, mais sans la version mongolfière. Quel triste sire, quand même. Comme si on s''était batut dans le coin. " Paul pense déjà au déjeuner qui les attend. Le laïus sur les faux résistants et les gaullistes bordelais ne présentent guère d'intérêt. En tout cas, il n'y a rien qu'il n'ait déjà entendu plusieurs fois. Il se dit quand même que son prof d'histoire rentre bien dans la catégorie des centurions. ce livre de Lartéguy feuilleté dans la bibliothèque familiale. Une sorte de centurion à la mode d'Astérix, à cause de son gros ventre.

Bermuda & Burlington 86

Les chaussettes dépassent d'une caisse en carton. Il est impossible de les dénombrer. Paul préfère détourner les yeux, car la vue de tant de richesses, tant de cadeaux maternels, tant de gâteries pour lui inconnues déclenche un pincement désagréable. L'envie et la jalousie ne sont pas des sentiments louables. Paul voudrait s'en tenir à un sourire détaché. Il ne peut s'empêcher d'esquisser un 'dis donc, tu ne sais pas où donner de la tête !' François savoure son effet, et prend son temps pour enlever ses baskets. Il ôte en les roulant sur elles-mêmes ses chaussettes de sport puis les glisse sous son lit, celui sur lequel il est assis. Paul, debout près de l'embrasure de la porte, à l'entrée de la chambre le voit hésiter entre deux paires, puis enfiler l'une d'elles, à losanges jaunes et blancs, striés de tiretés rouges. Le clip rond et métallique signalant la marque à l'ignorant brille brièvement avant de disparaître sous le bas de pantalon.
François se remet debout, heureux de l'effet produit, content un instant d'afficher ses élégances. C'est pour immédiatement se rendre compte que lui ne paraît pas avoir beaucoup transpiré pendant le match au cours duquel ils se sont affrontés un peu plus tôt dans l'après-midi. 'Evidemment, Paul ne se fatigue pas trop sur le cours. Il faut vraiment que je me dégote un autre partenaire si je veux progresser.' Mats Wilander opine du chef en entendant cette résolution. Mais François perçoit immédiatement une gêne. Il n'a pas pris de douche et n'ose enlever son polo pour s'essuyer avec, comme il le fait d'habitude. Il ne veut pas exposer sa pilosité naissante et déjà envahissante. Trahison des origines. François envie son ami, aux aisselles sèches. 'Evidement, si je prenais une douche...?'
'Bon, François, on va être en retard!' Paul tourne déjà des talons. Les voilà en train de reprendre vers la sortie le long couloir sombre desservant les trois chambres à coucher. Ils tombent sur la grande salle de séjour. Le canapé déborde de linge. Des caisses encombrent le vestibule. La mère de François fait la vaisselle, aux sons du sifflement de l'autocuiseur. 'Au revoir madame, et merci pour le goûter !' dit rapidement Paul en passant la tête dans l'embrasure. 'Elle pose le plat au fond de l'évier pour se retourner, prend un torchon, s'essuie les mains. Avec un sourire appuyé, elle prend des deux mains celle qui lui est tendue. "A bientôt Paul. Si vous savez ce que vous faites plaisir à François..." "Maman, l'eau coule" la coupe son fils agacé par la politesse de sa mère envers un joueur de tennis d'aussi piètre qualité. 'Peux-tu me donner de l'argent pour le cinéma ?' Après avoir cherché, soulevé un manteau, elle trouve son sac et lui glisse un billet dans la poche.
'Cette fois tu ne le perds pas'. "Maman, je te rappelle que je me suis fait subtiliser mon porte-feuille" "Tout ce que je sais, c'est que tu as perdu un billet de 200 francs." le poursuit-elle d'une ton querelleur "Oh, tu ne vas me reparler de çà maintenant" répond François. "Ecoute, la séance est à 16 heures. Le 19 passe à 15H45." Cette fois les deux amis quittent l'appartement, passent à côté du bureau d'accueil et referment derrière eux la porte vitrée. François fait exprès de ne pas la retenir. Les feuilles des plantes vertes agglutinées au pied de la baie tremblent. En marchant vers l'arrêt de bus, Paul demande quand a eu lieu le vol du billet. Mais François reste évasif. Il préfère insister sur l'origine du don. "Maman m'a fait travailler dans le potager tout le mois d'août. Parfois au beau milieu de l'après-midi. C'est mon pécule, et je ne veux pas discuter de çà" "Je préfèrerais parfois ne rien recevoir, tu sais." Il pense à ce qu'elle exige de lui. Mais Paul prend cette dernière remarque pour lui. "Moi, les parents ne me donnent jamais un gros billet. Juste de quoi payer la place de cinéma."
*
La porte claque avec fracas. Il y a quelques mois, François aurait écopé d'une bonne paire de gifles. Deux ans plus tôt, c'était le martinet. Désormais, sa carrure et sa musculature l'ont fait basculer dans le monde des hommes. Sa mère a perdu son ascendant physique. Lorsque son fils commente une remarque, conteste une décision ou discute un ordre, le ton finit désormais par monter. Et François se reclut dans sa chambre pour garder le contrôle de sa force, dont il sent qu'elle le porte aux gestes brusques. Pour la première fois, il perçoit qu'il va bientôt devoir affronter une autre souffrance, non seulement l'absence du père, mais en même temps la perte irrémédiable de l'enfance.
Sur son étagère l'attend un petit livret, une pièce-clef du théâtre shakespearien qui le hante depuis qu'il l'a découverte à la bibliothèque. Une lecture à voix haute suffit généralement à lui faire retrouver ses esprits : "Come, come, you answer with an idle tongue. / Go, go, you question with a wicked tongue." Il continue mezzo voce. "What have I done, that you darest wag thy tongue. / In noise so rude against me ?" [...] "Hamlet, speak no more./ Thou turn'st mine eyes into my very soul; / And there I see such black and grained spots. / As will not leave their tinct." M.A. a traversé le couloir. François n'a pas senti sa mère se poster dans l'embrasure de la porte, pour écouter cette langue qu'elle ne comprend pas.
"O, speak to me no more; / These words, like daggers, enter in mine ears, no more sweet Hamlet [...] Alas, how is't with you / That you do bend your eye on vacancy / And with the incorporal air do hold discourse ? / Forth at your eyes your spirits wildly peep; / And, as the sleeping soldiers in the alarm, / Your bedded hair, like life in excrements, starts up, / And stands on en. O gentle son, / Upon heat and flame of thy distemper / Sprinkle cool patience. Whereon do you look ?" François ne lit à voix haute que les tirades de la reine Gertrude, pressée par son fils. François garde pour lui le reste. Il est Hamlet, révolté contre l'injustice du sort, les compromissions des puissants.
A la fin de la scène, il embrasse Gertrude et lui dit adieu les yeux brouillés par les larmes. Comme Hamlet partant pour l'Angleterre, François identifie la vie à un chemin semé d'embûches, en compagnie d'amis dont il convient au mieux de se méfier. La joie de voir l'ennemi Polonius pourfendu à travers une tenture, François la ressent d'autant plus qu'il ne peut se contenter d'assassinats par la pensée. Les condamnés à un juste homicide abondent. A ses yeux bien sûr méritent une condamnation radicale deux catégories de personnes aux limites assez étendues : les fous et les irrespectueux. Les premiers combattent la cause et les seconds s'en moquent. Evidemment, placée sur un piédestal, sa mère peine à rentrer dans la classification.
Elle pénètre silencieusement dans la chambre, en profitant de la moquette pour surprend son fils. "Que lis-tu, François ? C'est Hamlet.", répond l'adolescent en jettant rageusement le livret. Elle se rapproche de la table. François fait volte-face. "Tu ne comprendras rien, c'est en anglais". "Quelle page lisais-tu ?" Répond-elle en faisant tourner les actes et les scènes. "Ici, l'acte 3, scène 4. Es-tu contente ?" Sans se démonter, elle lui demande en le défiant, persuadé que ces vers cachent une vérité génante. Tenté par un refus catégorique, François comprend la curiosité intellectuelle de sa mère, et se lance dans une traduction rendue facile parce qu'il a lu plusieurs fois la pièce en français avant de s'y attaquer en anglais.
" Approchez, approchez, vous utilisez une langue bien désinvolte" "Qu'est-ce que çà veut dire désinvolte " "çà veut dire qu'Hamlet parle sans le respect dû à une mère et à une reine" " Allez, allez, vous utilisez une langue bien contournée..." Sans attendre la réplique de la question précédente, il commente. "Hamlet laisse entendre qu'elle lui parler avec de multiples (et mauvaises arrière-pensées" "Ah tu vois !" "Qu'ai-je fait pour mériter un tel persiflage... De telles attaques contre moi ? [...] Hélas, est-ce bien vous qui regardez dans le vide et parlez aux murs. Vos yeux sortent de la tête, comme des soldats réveillés par une alarme. Vos cheveux se dressent comme la vie au milieu du néant. Oh, gentilhomme ! Sur les braises de ta colère et de ton désappointement, jette l'eau glacée de ta patience..."
MA l'a écouté silencieusement, mettant son bras à son coup. "Tu vois Hamlet, écoute do!nc cette mère si raisonnable." "Raisonnable, ce n'est pas précisément le mot ! " Comment çà ?!!" "Mais je te parle de la pièce, pas d'autre chose" voulant éviter la querelle de reprendre. "Non seulement Hamlet juge sa mère Gertrude coupable du meurtre de son père, mais en plus, il lui reproche son remariage avec son beau-frère..." "Tu vois bien que ce n'est pas de toi dont je parle, tout entière dévouée à son fils" Il veut lui faire une bise sur la joue, mais elle s'esquive le laissant seul méditer dans sa chambre. Et elle de cacher son embarras.

Aïki vs tennis / Indochine vs Cure 85

Monsieur Guibert tourne la rue iii pour arriver juste derrière le lycée. Il sait à l'avance trouver une place pour son véhicule. "Quelle bonne idée j'ai eu d'acheter ce bus. Il est un peu vieillot, mais comme çà, 'ils' ne peuvent pas me virer. Je leur emmène leurs pioupious un peu partout, et pour pas cher." Monsieur Guibert n'a pas réussi à se faire embaucher chez les Pères. D'autres, plus jeunes et plus diplômés que lui ont pris les places d'EPS : Education Physique et Sportive. Lui fait simplement courir et jouer au foot, sans autre qualification que son service militaire et une licence de biologie obtenue non sans peine dans les années 60. "Je suis sûr que quelqu'un m'a donné un coup de savate sous la table' explique-t-il paraboliquement. Quand que les filles passeront le bac, je jetterai l'éponge", ajoute-t-il, comme pour balayer l'idée selon laquelle son honneur a été bafoué dans cet incompréhensible renvoi. Encore au collège, ces dernières pourraient cependant éprouver quelques difficultés à passer en seconde.
Après avoir ouvert la porte à battants, puis ôté la clef de contact, il s'extirpe du siège en rentrant un peu le ventre pour éviter le volant en bakélite, aussi large en forme qu'une roue de vélo posée à l'horizontale. Il vérifie que son kimono et sa bouteille d'eau sont bien rangés dans son sac en sky, coince le tout sous son bras, descend les trois marches, puis actionne la tirette extérieure qui fait refermer les portes "Le jour où il n'y aura plus de pression, je ne sais pas comment je vais faire'. A sa montre, l'heure du début de l'activité approche. Monsieur Guibert participe en effet à l'Association Sportive en tant que judoka - aïkidoka. Il règne depuis vingt ans sur le dojo, nom bien ambitieux pour qualifier le petit gymnase. Le sol y est recouvert de tapis épais de forme rectangulaire pour amortir le choc des roulades et des chutes. Le maître en arts martiaux a fait une demande à la direction pour écrire "dojo" à l'entrée du bâtiment, mais on lui a répondu que la salle servait à d'autres activités, et qu'il n'y avait pas de raison à procéder à ce changement de nom. "Comme si l'aïkido était une activité".
Il entre dans le couloir d'entrée, à droite les vestiaires des garçons est rempli de jeunes en chemise chaussettes ou pantalons torses nus. çà crie mais çà ne s'habille pas. Clame-t-il. Silence. Bonjour les aïkidokas. Vous avez encore cinq minutes pour vous préparer. En face, la porte du vestiaire des filles est éteinte. "Elles sont prêtes, se dit-il". Il ouvre en vitesse la porte de son local confiné. Des armoires métalliques témoignent du partage des lieux avec les autres profs de sport. Ballons, filets, maillots entassés. Il se déshabille et revêt son kimono à la hâte. Le noeud de la ceinture noire sous le plexus gonflé lui procure une agréable sensation. Le guerrier sent l'ivresse du départ. Il jaillit plus qu'il ne sort dans le couloir, tombant sur Paul en ceinture blanche. Tous deux rentrent ensemble dans le gymnase-dojo. "Voilà le dernier retardataire... Paul à toi l'honneur de faire la démonstration. Va vite te placer."
Monsieur Guibert trottine en bout de ligne. Une quinzaine de garçons et filles ont pris la position du lotus. Il tient la ligne, s'accroupit et se courbe au point de toucher le tapis du front. Tous lui répondent. Brisant le silence, il annonce "Echauffement dix minutes. Vous veillez aux articulations des bras. En particulier le poignet. Sinon, on va encore m'accuser de faire vivre l'hôpital à moi tout seul." Le groupe s'exécute, en courant en rond sur les pourtours des tapis, tous dans le sens d'une aiguille d'une montre. "C'est curieux, personne ne va jamais dans l'autre sens. Il doit bien avoir une influence de la lune". Tout en claquant ses mains l'une contre l'autre, il interrompt un peu après l'agitation. "Allez on commence !" A ce signal, les kimonos s'agitent. Une fois son auditoire assis en position du lotus, Monsieur Guibert peut présenter le programme du cours, tout en replaçant celui-ci dans sa dynamique.
"Maître Ueshiba disait..." Paul décroche instantanément, l'exposé du maître sur le divin, le mouvement cosmique et l'utilisation de la force de l'adversaire revenant peu ou prou à chaque début de séance. "D'ailleurs, à ceux qui l'auraient oublié, aï signifie 'amour' dans le sens d'harmonie, 'ki' l'énergie et 'do' la voie". "Sur la montagne..." Ah non, il va nous faire un cours de catéchisme; j'aurais du continuer le tennis avec François". En même temps, ici je peux m'endormir dans mon coin. Personne ne vient me gueuler dessus ou m'envoyer des balles de service rageur". S'il acceptait de faire des balles... Mais non çà le démotive. Le stress du score l'excite. Sans les jeux, les avantages et les tie breaks, il s'endort. Tout le contraire de moi, qui me tétanise à chaque point périlleux" Et puis Karine n'est même pas là...
"... Pour travailler l'entrée, il faut se centrer sur son propre 'ki', n'est-ce pas Paul ?" Oui, oui. "Viens vite au milieu pour la démonstration. Paul se relève, les membres inférieurs ankylosés par le laïus. Il renoue sa ceinture. "Vas-y essaie de m'attraper le col". "Paul s'empresse mollement, conscient des coups à venir". "C'est flasque tout çà, dit Guibert en repoussant le garçon. "Encore". Paul s'avance à nouveau. Avant même de comprendre ce qui lui arrive, il sent une sorte d'aspiration en rotation vers le bas. Il se retrouve dos par terre, les yeux fixés sur le plafond. Il se relève, puis recommence. Pendant ce temps, le maître explique la position des pieds et des bras. Le refait culbuter. Les pirouettes se succèdent.
La séance se poursuit ensuite par groupes de deux. Mais Paul se sent comme brisé, un peu vexé d'avoir servi de partenaire passif. Impossible ensuite de rentre la pareille. La lycéenne qui en connaît encore moins que lui ne met aucune bonne volonté à l'empoigner. Elle avance en reculant. Un moment, il sont l'un contre l'autre. "Elle n'a pas de sous-tifs, en plus" remarque Paul l'oeil soudain aiguisé. Le combat se termine, suivi d'autres, mais l'esprit n'y est plus. La paire de seins l'ont déconcentré. Le soliloque de Guibert n'y change rien. D'autres combats précèdent finalement une ultime démonstration de roulade par-dessus un obstacle de plus en plus large. Tous s'y essaient. Le maître conclut "Pour la fête de fin d'année, nous referons la même démonstration. Avec de la lumière noire qui réhausse les kimonos, vous verrez, çà en jette " "Comme quoi, il n'y a pas que la philosophie qui attire le client"
"Au tour du judo, maintenant, à la semaine prochaine" lance à la volée Guibert. Après un vague salut collectif, tous se s'agglutinent à la porte pour rejoindre les vestiaires.
*
"La Taularde est de sortie. Tout est fermé"... Une musique sort des trous du volet roulant aux deux tiers descendus. Mr Pivert frappe avec sa canne contre le rebord de la fenêtre. "Dites donc, vous pourriez mettre un peu moins fort." Une nouvelle série de tapotements n'aboutit à rien. Une troisième fois, le vieil homme frappe. Pour toute réponse, le niveau sonore augmente. Comme il a décidé de continuer son chemin, il ne s'en rend même pas compte. En cette après-midi de printemps, Mr Pivert a pris la résolution d'affronter les frimas, et d'aller faire lui même ses courses, malgré sa difficulté à se déplacer. Vêtu comme Mandel à la fin des années trente, son manteau et son feutre présentent encore. C'est ainsi qu'il se voit dans la glace, avant de descendre l'escalier de la résidence, et de remonter l'allée en goudron rosacé qui longe la maison de la directrice.
Il part donc pour la supérette. Le quartier résidentiel n'abrite aucun commerce. Pour les résidents valides, le choix est donc limité. Ceux qui souhaitent échapper aux plateaux-repas de la mairie de Bordeaux. Quelques rues séparent le supermarché de la maison de retraite, mais cette distance suffit à bloquer chez lui l'octogénaire quand le temps se gâte, ou si le thermomètre s'approche de 0°C. Aujourd'hui, en revanche, Caudéran respire. Les bourgeons pointent sur les platanes. L'herbe commence à repousser, sur la prairie qui prolonge la mairie annexe. En ce mercredi après-midi, les terrains de sport qui entourent le bloc d'immeubles et prolongent le parc ouvert bruissent d'une clameur soutenu. On joue au foot. Pivert préfère ne pas musarder, comme il le fait parfois, pour s'étonner de ces aires engravillonnées sur lesquelles les joueurs évoluent. "A mon époque, on allait sur le terrain vague du coin" Cette phrase, personne n'est debout le long du grillage pour l'entendre. Et puis, il doit faire ses courses.
Une heure après, le panier à roulettes à moitié vide, et la canne . Il revient satisfait du devoir accompli, sa liste avec trois pommes-de-terre, un poireau deux carottes, six yaourts, une barquette de veau dans la main libre. Celle-ci ne l'empêche pas de saluer une voisine en soulevant son feutre beige un peu élimé. Son entrain retombe une fois de retour sous les fenêtres de la directrice. Cette fois le son qui se répand dans l'allée paraît s'amplifier et gagner les premiers étages de la résidence, en face.
" Yesterday, I got so old
I felt I could die
Yesterday, I got so old
It made me want to cry "
Cette fois, il comprend qu'il s'agit d'une chanson en langue anglaise. En tant qu'ancien syndicaliste, sa réprobation est entière. "çà ne peut être que le fiston, et sa mère n'est pas là pour lui faire baisser" "Eh oh, il y a quelqu'un dit-il en tentant de regarder à l'intérieur de l'appartement de rez-de-chaussée, un peu aveuglé par la lumière extérieure. Il finit par voir François dansant sur un pied, puis sur l'autre, le poing contre pour figurer un micro imaginaire. Une sorte de transe agite l'adolescent, qui le rend insensible aux sollicitations extérieures. "Qu'est-ce que c'est que cette danse Sioux ?" François chante en-dessous de la voie de Robert Smith, constituant un duo mal accordé. Mais en pleine communion spirituelle.
"Go on go on, just walk away
Go on go on, your choice is made
Go on go on, and disappear
Go on go on, away from here."
"C'est çà, US Go home" Cette fois, son sang ne fait qu'un tour, il retourne sur ses pas. Puisque sa canne n'a pas suffi, il va sonner à la porte. Pour cela il faut passer les plantes vertes du vestibule et traverser le bureau de la directrice. Son doigt reste appuyé un long moment avant que le loquet de la porte ne tourne. François a pris le temps d'éteindre sa chaîne, avant d'ouvrir. Il sait que sa mère ne tolère pas les scandales.
"Ah quand même..." entend-il en guise d'accueil. "Bonjour Mr Pivert". "Vous entendez tout le bruit que vous faites ?" "Quel bruit ? "Mais enfin, cette musique démoniaque-là, dans l'allée. C'est bien de chez vous que çà sort ? Votre mère n'est pas là." Si si elle se repose. Avec çà en fond sonore ?!?""*
"'çà', monsieur, c'est 'In Between Days' des Cure. "Cioure ou pas, sachez que nous sommes en France, et qu'il n'est pas question de nous laisser envahir . Par ailleurs, le règlement de l'établissement stipule que la sérénité des résidents doit être préservée. "Oui monsieur" "Bien monsieur." C'est tout ce que vous savez dire ? Je m'en vais parler à votre mère." "Simplement, vous savez je n'entends pas très bien. Si j'avais su, j'aurais pris garde à ne pas vous importuner "C'est donc çà, c'est un communiste" pense en même temps François, à la fois furieux et impuissant
Mais le ton conciliant du garçon calme légèrement l'octogénaire. Et qu'est-ce qu'elle dit cette chanson ? "Oh c'est une sérénade en l'honneur de la jeunesse éternelle. La camaraderie des jeunes soldats qui montent au front..." assure du tac au tac François, un peu honteux de traduire librement le chanteur anglais. "Ah bon, mais c'est un peu gémissant comme machin. Il En serait pas votre Angliche ?" François hésite sur la conduite à tenir. D'habitude, quand Paul se moque devant lui de la prétendue homosexualité de Robert Smith , il hausse des épaules. Là, l'attaque porte davantage. "Mais non, pas du tout, vous extrapolez et médisez en pure perte. Et surtout, si vous croyez que vous allez me faire rentrer dans votre parti, ne vous faites aucune illusion. Aucune."
Et François de refermer violemment la porte...

Père Müller 84

"Manée" ?
Le commandant Fortehr appelle sa femme couchée dans la chambre voisine. En cette fin de soirée, il corrige un paquet de copies. SA classe de quatrième. La rentrée date déjà. Novembre se termine. Trois mois ont suffi pour qu'il sente l'esprit un peu frondeur de cette petite section, comme il l'appelle. Depuis qu'il a quitté l'armée à la suite d'un dégagement des cadres, au début des années soixante-dix, il enseigne l'histoire. La géographie ne l'intéressant pas, il lui consacre le minimum d'heures.
"Manée" ? Marie-Renée répond cette fois par un grognement à peine filtré par les draps et les couvertures. "Tu éteins ?" "Mais je te l'ai dit tout-à-l'heure... Charles ; j'essaie de dormir". "Ah... C'était parce que j'ai une copie pas piquée des vers." "Mmmm" vaguement intéressé. Les saillies involontairement spirituelles des élèves de son mari ne provoquent jamais la bonne réaction chez Manée. Elle a fait tout son possible dans le passé pour se mettre sur la longueur d'onde de son mari ; en vain. Les fautes de français, elles ne les voit pas. Les anachronismes, elle ne les comprend pas "Après tout, Louis XIV, c'est presque comme Louis XIII" lui a valu un jour une semonce en forme de salve d'artillerie. Et les bêtises écrites un jour sur un coin de table par un élève esseulé, puis retirées de leur contexte et lues à voix haute par son mari la font sourire, au mieux.
Mais le commandant persiste à vouloir partager son labeur, et à montrer que les corrections ne sont pas partie de plaisir. Il n'y croit qu'à moitié, au fond. Mais il ne peut arriver à s'asseoir devant son bureau qu'après avoir fumé une pipe digestive, qualificatif qu'il utilise pour justifier de retarder d'une demi-heure son travail. "Ecoute un peu... Le sujet posé suit un petit texte polycopié que j'ai tiré du livre du général Bony, tu sais "Cavalerie au combat. Tactique de la cavalerie française." Aux puces à Saint-Michel, l'année dernière . Il y avait un extrait de Stendhal sur Waterloo que je n'aime pas trop. Je te lis le passage. C'est un récit de la bataille de Friedland ?"
Marie-Renée connaît la suite. Qu'elle opine ou non, il lui lira. Peu importe les boulets envoyés, Une fois lancé, il se prend pour Ney en personne. Elle pourrait peut-être fermer la porte de la chambre. "Le général Grouchy avait placé sa cavalerie à la droite des grenadiers du général Oudinot. En débouchant dans la plaine de Friedland, le duc de Montebello [Lannes] se trouve en présence de l'armée russe (26.000 hommes contre 75.000 tsaristes). Il est appuyé par la brigade légère de cavalerie, une brigade saxonne, les dragons de Grouchy et les cuirassiers de Nansouty. Les Russes cherchant à s'emparer d'Heinrichsdorf, notre cavalerie va entrer en action. Grouchy la forme sur deux lignes, la première composée de la cavalerie légère et de la brigade saxonne. Les dragons sont placés en seconde ligne, comme réserve. Quant aux carabiniers et aux cuirassiers de Nansouty, ils avaient été envoyés pour prendre position et garder la trouée entre Heinrichsdorf et les bois de Friedland.
Grouchy commence l'attaque contre la cavalerie ennemie par la première ligne qui force après plusieurs charges vigoureuses, la cavalerie ennemie à se replier. Les Russes devenant menaçants vers Heinrichsdorf, Lannes prescrit à Grouchy de repousser l'ennemi. Le marquis qui avait envoyé chercher la division de cuirassiers, lance de front la brigade de dragon Milet qui charge, déployée en bataille, et enlève les pièces de canon pendant que la brigade Carrié tourne le village. L'ennemi sabré et dispersé s'enfuit, mais la cavalerie russe vient au combat et tombe sur nos dragons qui plient devant le nombre et sont ramenés.
Alors le général Grouchy se met en tête des cuirassiers, et, conduite par lui, la division se porte au secours des dragons prend la charge, et les escadrons ennemis sont repoussés. Les Russes, ne pouvant se résoudre à abandonner Heinrichsdorf amènent soixante-six escadrons font tourner le village par les cosaques et marchent de nouveau sur la cavalerie française. Par une manoeuvre habile Grouchy trouve le moyen de ne pas refuser le combat malgré l'infériorité du nombre. Il commence par simuler une retraite pour attirer la cavalerie ennemie et fait rétrograder sa grosse cavalerie et la légère. Tout en se retirant, il établit son artillerie derrière les vergers, en la faisant défendre par des pelotons de dragons à pied, puis il embusque ses dragons sur le flanc. Ordonnant alors un demi-tour aux cuirassiers, ceux-ci se remettent en bataille face aux Russes et fondent sur les escadrons ennemis qui sont surpris en désordre et ramenés. La cavalerie russe se reforme et revient à l'attaque, Grouchy recommençant le même mouvement, attire les Russes au-delà d'Heinrichsdorf, puis remet vivement les cuirassiers face en tête, les lance à la charge, et quand les Russes passent devant le village, ils sont pris de flanc par les dragons embusqués, reçoivent la mitraille de l'artillerie, leurs pertes sont lourdes. La poursuite s'engage alors, elle se continuera jusque sur les bords de l'Alle." [source]
Le commandant n'est plus réserviste. Il s'est levé. Il tient sa feuille devant lui comme un presbyte et parle de plus en plus fort. Emporté par le récit, il agite un sabre imaginaire." "Doucement mon chéri" entend-il dans la pièce contiguë. "Tu ne crois pas qu'ils sont un peu jeunes" "Mais Nom de D..." Ne jure pas, s'il te plait" Il piaffe, prête à pointer son sabre pour donner le signal à sa brigade. Mais P... pour une fois que j'ai l'impression de faire du mili !" Il baisse d'un ton, pose son paquet qu'il tenait de la main gauche sur le rebord de son secrétaire, sous le clairon accroché au mur. La cuivre ne reflète plus grand chose sous la couche de poussière. Le grelot en tissu rouge renforce l'aspect désuet de la décoration, dans la tonalité des fanions bleus sombres et bordorés de fils d'or passés, et baïonnettes en rang d'oignons.
"C'est un passage passionnant. La dernière grande bataille impériale avant la déroute. Et Grouchy se bat comme un beau diable, justement." Il s'empare des copies. "J'ai là une copie d'un élève qui a pris le panneau en pleine poire. C'est pas comme le petit de ... qui a bien compris, même s'il cabotine sur la glorieuse Grande Armée pour me faire bicher." "Je te passe les grognards qui se trompent de date ou n'ont rien compris à la manoeuvre. Non, là , c'est le camarade de ... Le petit Portugais qui sait tout sur tout. " Tu m'écoutes ?" "Mmmmm"
"Première partie de la rédaction, je leur demandais le récit de la bataille (où, quand et comment) et leurs conclusions. Sur ce point, walou. Sauf mes deux zouaves. Le premier a bien compris et me parle de Tilsit, l'autre bacle la réponse dans l'intro, détaille les conditions du traité de paix entre Napoléon et Alexandre, puis patatras. Il termine sur Grouchy. C'est le seul qui a vu l'allusion. Mais il faut voir ce qu'il avance"
"Au regard d'une légende aussi funeste que méphistophélique, l'engagement héroïque du traître Grouchy force le respect. Mais la victoire de Friedland doit davantage aux maréchaux Davout, Ney et Lannes.' S'ensuit un long paragraphe sur les préparatifs français au début de juin 1815. Je reprends à la fin' L'ignominieux maréchal, nommé tardivement par l'Empereur, n'a pas été reconnu comme ennemi. Il a nonobstant précipité la chute du plus grand général de tous les temps et la fin d'un régime si favorable à la grandeur de la France. Je m'autoriserais une critique concernant le Blocus continentale, erreur de perspective majeure.
Quoi qu'il en soit, Grouchy a été jugé par l'Histoire et n'a donné son nom à aucune rue ou avenue dans Paris. Le maçon Grouchy dont Napoléon a dit qu'il avait réussi à n'être nulle part le 18 juin ne pouvait que souhaiter la défaite de l'Empereur. C'est en tout cas ma conviction la plus intime. Et je suis prêt à le proclamer publiquement' Fermez le ban ! Faute de réaction, le commandant jette un regard en direction de la chambre. La nuit est tombée sur la bataille. C'est Waterloo à Mérignac, dans le petit immeuble où loge le couple... "Elle s'est endormie..." "Il est dingue ce gosse." Quelques instants après, les notes reportées sur son carnet, il se met en pyjama et rejoint le lit conjugal, non sans avoir éteint les lumières...
***
Un vendredi de janvier, après les cours, François invite Paul à venir dîner chez lui, dans l'appartement de la résidence. A la mère du premier, les parents du second ont donné leur accord par téléphone. Cette dernière a promis de ramener Paul en voiture. A la sonnerie marquant la fin des cours de l'après-midi, ils prennent leurs cartables sur leurs dos, descendent les escaliers, traversent les jardins sans fleurs et sans feuilles, puis quittent le collège en passant par la sortie principale. Ils partent à pied discutant de la journée, des "Vous me faites mal" et autres bons mots du Père Müller. Moins d'un quart d'heure de traversée de Caudéran leur suffit pour arriver à bon port.
François, en arrivant devant la résidence décrit en quelques mots l'organisation des lieux, les deux petits immeubles installés en "L", sur quatre niveaux. Paul regarde les bâtiments aux murs enduits de couleur crème, les fenêtres complétées de volets métalliques peints en rouges sang. Des balcons agrémentent les plus grands appartements. "Tous les locataires sont des retraités de la ville de Bordeaux, anciens fonctionnaires municipaux." François termine sa présentation, au centre de l'ensemble, par un bâtiment bas abrite les pièces communes, et l'appartement de la directrice : "C'est là que nous habitons". Poussant la première porte vitrée, les deux garçons tombent sur les plantes vertes. Paul n'a pas le temps d'y faire mention que François lui explique que le bureau vitré donne de l'autre côté sur une petite courette elle aussi envahie par les plantes. "On est envahis, les gens laissent des cadeaux pour remercier, et maman n'arrive pas à s'en débarrasser. Elle veut tout garder." De fait le bureau prend l'allure d'une serre d'acclimation, avec ses caoutchoucs, ses cactus et ses plantes grasses.
S'approchant de la porte en bois donnant sur le côté opposé, François rentre une clef dans le verrou et rentre. Les deux garçons rentrent dans une pièce de séjour sombre, dont les volets ne laissent passer qu'un peu de lumière. François enlève ses chaussures et met des chaussons avec un imprimé écossais délavé. Paul s'essuie d'autant plus les pieds sur le paillasson. Il finit par demander s'il lui doit enlever ses chaussures. Après un instant d'hésitation, François lui dit que ce n'est pas la peine, qu'ils ressortiront un peu plus tard. "Veux-tu un chocolat chaud ? J'ai un peu mal à la gorge" Sans attendre la réponse, il rentre dans la cuisine qui donne sur la pièce principale.
Paul en profite pour détailler le mobilier. Sur la droite, le long du mur, se trouve un canapé rustique, avec une couverture à grosses cottes. Au-dessus, une tapisserie représente une scène de nature. Un faon ou un chevreuil aux aguets, au milieu de la forêt. Les fenêtres occupent le deuxième côté. Une télévision est installée sur un petit meuble, de l'autre côté du canapé. Sur le dernier pan de mur, un buffet moderne, avec une partie vitrée coupe la perspective en direction du couloir qui dessert les chambres. Des bibelots surmontent le meuble, avec au centre une petite vitrine protégeant une Vierge sulpicienne, rehaussée en lettre d'or d'un "ND de Fatima". Sur la table ronde, la maîtresse de maison a installé un napperon.
Au moment où François revient dans la salle de séjour, une femme rentre, avec une blouse en tissu bleu clair dépassant d'un gros blouson à capuche capitonnée. De petite taille, ses pommettes rosies par le froid, elle respire l'énergie. "Bonjour maman," Je te présente Paul "Bonjour madame" Bonjour Paul dit-elle d'une voix douce, avec l'attention qu'une adulte porte à un adulte. Il est tout de suite conquis. "Bon, bon, je vais te donner de l'argent François, et vous aller faire des courses pour le dîner. Je n'ai pas arrêté de la journée. Il y a eu en plus des coups de téléphone. Et puis Mme Z. a été malade... "Et c'est toi qui a tout nettoyé, comme d'habitude" "Mais qui veux-tu qui le fasse ?" "Allez, - elle glisse un billet pris dans son porte-feuille - dépêchez-vous, le supermarché ferme à 18 heures. Elle les met presque à la porte, laissant à peine le temps à François pour se rechausser et avaler la fin de son chocolat.
Paul ne résiste pas à la curiosité. "çà, t'arrive souvent de faire les courses ?" demande-t-il un peu envieux. "Plus souvent qu'à mon tour. Maman croit toujours que le potager est derrière la maison. Résultat, le soir, il faut parfois compléter" Il n'ose pas ajouter que c'est à peu près normal, pressentant le fossé séparant leurs deux milieux familiaux. Paul le confirme en ce sens. "Moi, c'est toujours maman qui fait les courses. Et elle ne veut pas que je l'accompagne. Elle prétend que je lui fais acheter plus que de nécessaire : pas d'argent, pas de courses." "Oh, tu sais, çà n'a rien d'amusant, même si - je dois le reconnaître - je peux m'acheter ce qui me plait.
Dans les rayons, Paul comprend l'implication de cette affirmation. François compose un menu parfaitement adapté, des lardons à griller pour accompagner. Paul chargé de chercher un paquet de "pâtes" ramène une boîte de coquillettes, faisant lever les sourcils de son ami. "Il faut des tagliatelles pour les carbonara". Dans les bacs réfrigérés, François choisit des glaces. Ils attendent un peu aux caisses, mais sont vite de retour.
"Et toi, quel est ton auteur préféré ?

Canoë. Le Lac 84

Le bus quitte Bordeaux par les Boulevards, débouche sur la place Ravesies, puis laisse sur le côté gauche la gare annexe. Le conducteur accélère pour donner de la vitesse au véhicule pour monter dans l'élan le pont de chemin de fer. Assis à l'avant, derrière le professeur de sport, Paul observe sur sa gauche les tours d'habitation modernes, qui émergent des pelouses et bosquets. "çà ne doit pas être désagréable d'habiter là". Sans même s'en rendre compte, il répète une réflexion de son père passant au même endroit.
Arrivé face au Lac, le conducteur s'arrête au feu rouge. A l'arrière, François jette un regard vers la droite. "Les Aubiers". Il apréhende plus qu'il ne devine le quartier populaire. L'enfance avec sa mère bonne à tout faire dans une maison de retraite, avec les petits d'immigrés - pas des DaSilva ou des Lopez - il ne souhaite pas y revenir, même pas s'en souvenir. Désormais, ils résident à Caudéran, dans un beau quartier, à deux pas de la terre battue de Primrose où Chaban, le maire de Bordeaux vient encore de temps en temps jouer au tennis.
Le bus longe ensuite la rive occidentale du lac puis empreinte un deuxième pont, celui qui enjambe la rocade de Bordeaux. Encore quelques dizaines de mètres, un croisement, et le bus s'arrête sur le parking qui jouxte la base nautique. Monsieur Maurice, s'est levé pour précéder ses élèves de quatrième qu'il emmène pour une séance d'aviron. Il a plaidé en personne la mise en place de cette nouvelle activité au principal du collège. Aux JO de Los Angeles, quelques semaines plus tôt, les barreurs français n'ont guère brillé, à son grand regret. Ce sport l'enchante, parce qu'il sort des sentiers battus : ni athlétisme autour de la cour, ni sport collectif anéantissant pour le prof - arbitre. Et puis le nouveau quartier du Lac lui plait. Au bord de l'eau, en octobre, on se croirait presque parti en séjour en bord de mer. Dès que le soleil réchauffe l'atmosphère, les températures frôlent les 20°C. "Tu sais, je n'ai jamais été aussi heureux que ce matin-là..." Il marmonne.
Une fois toute la classe réunie en arc de cercle devant le hangar, l'enseignant rappelle les consignes. "Maintenant, vous connaissez les caônhonsigneuhs. Atteuntiohon en maâanipulaâant les eânngehuns. Répartissez-vous entre les raâameureuhs ehundividuelleuhs et les deux aâavirohons à quatreeuh. Cela veut direeuh qu'il y aura deux baâarreureuhs. Et pas de blaâagueeuh : on permuteeuh. Allez, gooâoh" Les enfants se précipitent sur les gilets, dans un joyeux brouhaha, la répartition s'effectue d'abord entre les plus rapides et les plus habiles. François se retrouve avec un gilet trop petit.
Quant à Paul, il doit aller en demander un à l'intérieur. "Monsieur, excusez-moi de vous déranger. Auriez-vous l'obligeance de me fournir une bouée de sauvetage ?" L'homme derrière le comptoir lève les yeux du Sud-Ouest. Une grande asperge aux cheveux bruns frisés et aux yeux bleus lui cause poliment. Il n'en revient pas par les temps qui courent. La jeunesse frondeuse n'est plus ce qu'elle était. Amadoué, il s'exécute et déniche derrière une embarcation un vieux gilet. François repart vers la plage en remerciant cérémonieusement.
Les bateaux s'avancent déjà dans l'eau, la répartition des équipages faite. François n'a pas le choix. Il doit barrer. Mais l'affaire ne se présente pas trop mal : il a horreur de l'eau. En deux pas, sans trop se mouiller, il s'installe à sa place. Quatre garçons le foudroient, Paul cloturant le rang d'oignon. "Dépêche-toi, on t'attend" Mr Maurice les houspille, avec son chronomètre. "Je vous signaâleeuh que les filleeuhs ont une lohongueureuh d'avanceeuh". Les rames plongent en saccade. La course commence. C'est aussi pour cela qu'il aime l'aviron. Ils rament, lui supervise. Après tout, ceux qui veulent gagner la course doivent s'appliquer à faire les bons gestes, à se coordonner. Les enfants connaissent le bras nord du grand C formé par le Lac, avec le gigantesque Palais des expositions comme unique spectateur.
"Aujourd'hui, je suis très loin de ce matin d'automne Mais c'est comme si j'y étais. Je pense à toi." Il sifflote L'Eté indien en arpentant la plage. D'ici quelques minutes, l'aviron des filles va se présenter en tête, et il compte bien se moquer de leurs malheureux concurrents. Au même moment, un drame se noue. Car François perdu dans ses pensées a oublié d'avertir ses compagnons du danger - l'aviron s'approchait de la rive opposée -. L'embarcation a violemment frotté le fond rocheux. L'eau pénètre abondamment par un début de brèche : finie la promenade de santé.
Faute d'écope, les coéquipiers n'ont d'autre solution que de faire rapidement demi-tour. Cette fois, tous rament ensemble et souquent ferme. François, voyant l'eau ruisseller jusqu'à lui, de l'autre côté, commence à suer abondamment, le visage blême. Cinq minutes après, l'aviron dépasse celui des filles, qui faute de réponse à leurs cris, et instruites par des grognements informes, comprennent la situation. La barreuse met son embarcation dans le sillage de celle des garçons.
Mr Maurice levant les yeux voit de loin la course changer de lièvre. Le chronomètre lui indique que les concurrents rivalisent de vitesse. L'excitation monte. "Bravo, bravo, continuez". Une poignée de minutes plus tard, alors qu'il va s'extasier, il voit François sauter à l'eau, se précipiter vers lui, et vomir sur la plage. Les autres rameurs se lèvent, les pieds baignant dans l'eau. Un silence pesant s'installe. Puis Monsieur Maurice explose. "Mais qu'est-ce c'est queeuh ce bazareuh ?!!" Les explications se télescopent, mais Paul se tait. François s'essuie le visage avec son revers de manche. Se retournant, il comprend que tous l'accablent, à l'exception d'un seul. Et puis la punition tombe. "Je coholleeuh tout le mohonde" L'Eté indien s'achève dans la grisaille. Si l'équipage infortuné reste sur la berge, François, lui, reçoit l'ordre de faire un tour en rameur. Tout seul, il ne parvient qu'à dériver et à se ficher dans les roseaux à quelques dizaines de mètres, obligeant le moniteur à le sortir avec le canot pneumatique. "C'est la Bérésina".
Mais Paul appartient désormais à la catégorie rare des gens fréquentables, dans une masse d'êtres nuisibles. Le promu ignore bien sûr cette progression soudaine dans la classification de François. Une semaine après leur retenue pour cause de sabordage nautique - selon les mots de monsieur Maurice - les deux garçons se retrouvent côte à côte en classe

************

A peine le père Müller donne-t-il l'autorisation aux collégiens de ranger leurs affaires, que François jaillit de sa place, ouvre la porte pour filer dans l'escalier "Encore un qui n'a pas pris ses précautions, en rassemblant manuels et cahiers uniformément recouverts de papier journal. Il en fait un paquet qu'il tapote sur le rebord du bureau avant de glisser le tout dans sa sacoche cirée. La récréation commence. Paul sort en même temps que les autres et se dirige vers l'escalier. Levant les yeux au même moment, il voit François monter à l'étage, et non rejoindre la cour. Les jours suivants, le même contresens se reproduit, aiguisant la curiosité de Paul. Celui-ci finit par lui demander à brûle-pourpoint le pourquoi de ces escapades, quand tout la classe cherche au même moment à se distraire au grand air ou à manger une chocolatine sous les arcades.
François prend un air de conspirateur. "Je vais chez monsieur Bertrand" "Quoi, le prof de biologie ?" "Oui, son labo est au-dessus" "Mais qu'est-ce que tu vas y faire ""Oh, je fais un peu l'assistant, je classe des fiches. Dans son association, il milite pour la défense des animaux" "Ah..." D'un ah intéressé mais un peu compatissant. Paul peine à imaginer l'homme terne, ce professeur de biologie à l'air sinistre s'enthousiasmer pour quelque chose. Son visage rubicond et ses formes avantageuses lui donnerait plutôt l'aspect d'un pilier de bar plutôt que celle d'un scientifique passionné par sa discipline de recherche. Leur conversation reprend un peu plus tard, lorsqu'à midi il sorte du bâtiment pour aller déjeuner. "Et il veut te faire rentrer dans son association ?" "Ce n'est pas qu'il veut, c'est que j'y suis déjà" s'anime François. "Ah ?" Deuxième fois, tout aussi terne.
"Monsieur Bertrand travaille avec d'autres associations - Greenpeace çà te dit quelque chose ? - Vaguement - pour proposer un document destiné à l'Onu. Le but est à terme d'interdire la chasse à la baleine sur tous les océans. En particulier de garantir un sanctuaire dans l'Antarctique." "Et monsieur Bertrand imagine qu'il va réussir à lui tout seul ?..." "Mais non, il y a des milliers de scientifiques comme lui "Enfin reconnaît qu'il a l'air quand même un peu bizarre, du genre à ne pas fréquenter ses semblables, et à parler aux bocaux du labo.""Alors, çà c'est facile. Parce que monsieur Bertrand n'est pas une pétasse avec des gros seins, il n'a pas droit à un regard indulgent !" "Quel rapport avec les baleines ??"
"Et bien, figure-toi que Mr Bertrand défend une noble cause, dans laquelle je me reconnaîs pleinement. Il y a de moins en moins de baleines dans le monde. Plus d'un million ont été massacrées au XXème siècle je crois. Non mais tu te rends compte que des pays prétendent vouloir maintenir leur droit au nom de la recherche scientifique. Dans la Commission Baleinière Internationale, plusieurs gouvernements bloquent la moindre avancée. Salauds de Japonais"François s'emporte et hausse le ton. Ils se rapprochent l'un de la sortie et l'autre du réfectoire. Paul rentre déjeuner chez lui. "C'est une horreur sans nom, il y a des posters dans le labo d'une chasse dans les îles Spitsberg ou Féroë - je ne me souviens plus - avec de la viande partout et une mer rouge de sang." "Bon bon, et bien écoute, bon appétit." François ne répond que par un petit signe de la main, et s'engouffre énervé dans l'escalier qui mène au self.
"Encore un qui se moque pas mal des baleines..." Son agacement provient des discussions sur ce sujet avec sa mère..