jeudi 9 septembre 2010

Rocamadour 1987

"Madame Dumont ?" Une dame de taille moyenne, habillée d'une robe à imprimés un peu désuette, et une ceinture rouge serrée au dessus des hanches se retourne de l'autre côté de la cour. François la rattrape en courant. Tous deux se dirigent vers la sortie. Comme je vous voyais de loin, je me demandais si par hasard, Ludovic serait libre cette semaine pour jouer au tennis avec moi ?" "Euh, c'est biengue possible. Je réfléchis... Non, il ne m'a rien dit de précis" Elle cherche à temporiser, parce que les parties nocturnes avec François se terminent plus tard qu'elle ne le souhaiterait. En même temps, pendant les vacances, il n'y a pas de réveil à mettre le lendemain. "Eungue tout cas, je lui eung parle et il te téléphone ! Tu es chez toâa, ce soaârrr ?" "Malheureusement, oui. J'ai promis à maman de faire les courses pour le dîner en sortant du lycée, puis de répondre au téléphone pendant qu'elle fait autre chose. A 20h, je serai libre, quand même." "Eh biengue, au moince, tu es gentile pour ta maman. Ludoo, si je lui dit de raânger sa chaâmbre, il m'envoie balader".
En marchant, ils ont passé le portique et se trouvent sur le trottoir du coin. Elle a sorti ses clefs de voiture. "Au fait madame Dumont" "Tu peux m'appeler Frangçoase" "Ah... Oui, je voulais juste vous signaler, comme vous siégez à l'association des parents d'élèves ; madame Trigollet, la prof de français de première A2 a affiché la liste des livres à lire. Sous-entendu qu'il faut acheter. Alors je sais bien, il y a le bac français à la fin de l'année prochaine, mais quand même... Vingt livres, çà me semble beaucoup en deux mois d'été" "Tu paânses queeuh c'est trop ? Toi, le boâne élève... Tu me caâches quelque choâse. Alleeêz, vide de toân sacqueuh" "çà m'énerve cet accent, elle pourrait tout de même faire un effort. Est-ce que je parle portugais, moi ?" s'agace in petto le jeune homme.
"Bon, alors pour tout dire, dans la liste, il y a quand même des ouvrages très tendancieux." "Teândaâncieux ?" François rosit, hésite puis ce lance dans une explication alambiquée sur Beckett, Ionesco et surtout Vian. Il complète sa liste noire avec Zola dont il précise que d'autres romans que celui retenu lui paraisse plus intéressants ; il garde pour lui son rejet de l'ouvriérisme misérabiliste de Germinal mais ne réalise pas que son interlocutrice regarde sa montre avec insistance. Elle finit par le couper au milieu d'une phrase sur la nécessité d'élever les esprits de la classe à la beauté classique. " "Mais où est le proâblemeuh ?" "En un mot comme en seul, En attendant Godot promeut l'athéisme, Le Roi se meurt vilipende la monarchie, pardon la démocratie, et L'Arrache-coeur se moque de la famille".
"Françoâh, note moaâh tous ces titres sur un papier" En même temps, elle tire un crayon et déchire un bout de page de son carnet. Il s'exécute avec plaisir. "Je vais téléphoner à madameuh Trigolletteuh. Elle va m'expliquer tout çàâh... Cette foaâh, il faut que je fileuh. Pour le tennisse, je transmets à Ludôo" "Aurre revoire Françoâh" "Vous ne lui parlez pas de moi, au téléphone, s'il vous plait" implore François. "Motusse" lui répond-elle en traçant une ligne imaginaire devant ses lèvres fermées.
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"Mon très cher ami,


Merci pour ta carte postale envoyée depuis un très haut lieu de la chrétienté. Faut-il te signaler la richesse du secteur du point de vue de l'art rupestre ? Je sais que tu n'as pas de liberté de mouvement. Mais saches que - si l'occasion vient à toi saisis-là - à quelques kilomètres de Rocamadour se trouvent des fresques d'animaux magnifiques. Tu connais mon goût pour les bêtes à poils ! J'ai justement profité de mon habituelle escursion à la bibliothèque municipale pour m'enquérir de ton lieu de retraite. Vois-tu, cette histoire médiévale soulève bien des questions. Fort des quelques notes prises sur place je te sollicite sur ces quelques points qui me tourmentent depuis lors.
La Vierge est-elle vraiment noire, compte tenu de mon information selon laquelle la statue a été taillée dans du bois de chêne ? Cette couleur m'indispose grandement, compte tenu des modes picturales qui ont prévalu depuis ailleurs. Tu n'as pas oublié le culte que Maman voue à Fatima. Noire, tout de même. Pourquoi pas rouge ?
Confirmes-tu la guérison miraculeuse d'un roi d'Angleterre ? Il s'agit d'Henri d'Angleterre en 1159, si j'en crois mes sources. J'ai noté en outre un passage bénéfique de Saint-Louis alors qu'il était enfant (1244). Quelle folie d'aller de l'autre côté de la Méditerranée défunter sur une plage ! J'ai la plus grande difficulté à comprendre l'esprit des Croisades. En tout cas Rocamadour, sous autorité anglaise : quelle belle époque ! C'est quand même un sacré coup de pouce pour me faire venir sur place. Autre point remarquable. On raconte qu'à la bataille de Las Navas de Tolosa en 1212, la bannière de la Vierge de Rocamadour aurait provoqué la panique dans les troupes musulmanes et expliquerait à elle-seule la victoire des armées d'Aragon et de Castille. Me le confirmes-tu ? Existe-t-il une plaque commémorative ? Tout cela me paraît fort stimulant.
Avant de clore cette missive, il me faut te faire part d'une bien triste nouvelle. Mr Bertrand n'est plus de ce monde. Il a rendu l'âme en fin de semaine dernière. La cérémonie avait lieu hier. J'étais le seul de Grand-Lebrun, aux côté du père jardinier - je ne parviens plus à me souvenir de son nom -. Ce dernier semblait un peu mal à l'aise mais m'a avoué en aparté qu'il éprouvait une réelle amitié pour le défunt, avec lequel il discutait souvent de botanique. Le cher homme lui a montré les facettes que tu avais le plus grand mal à reconnaître, aveuglé par ta passion pour les chasseurs et autres verseurs de sang animal. Mr Bertrand n'a pu savourer longtemps le parachèvement de sa grande oeuvre, le moratoire sur les assassinats de baleines.
"Le monde entier est un théâtre, et tous hommes et femmes n'en sont que les acteurs". Tous sortent de la scène sans s'y préparer". Sur ces quelques mots, je te salue bien bas et te souhaite un beau séjour à Rocamadour. Bonjour aux Périgourdines, c'est bien connu, elles aiment les coups de ce que tu penses. Cette dernière gauloiserie est uniquement pour te redire mon amitié, avec l'assurance de te savoir de retour bientôt,
François".
"Cher fils,
C'est de Royan que je t'écris, quelques heures avant de reprendre le train pour Bordeaux. Mes permissions ne commencent que dans une semaine, à peu près au moment où tu termineras ton chantier. Ton frère a pris ses quartiers d'été dans le Dauphiné auprès de sa future belle-famille. Aux dernières nouvelles, il flotte sur son doux nuage. Ta petite lettre est bien arrivée à la maison et nous a enchantés.
Cela m'amuse de te savoir à Rocamadour où nous avons si souvent été depuis Brive. Nous y étions passés il n'y a pas si longtemps à partir de Belvès, pour la marche des anciens du 126. Ce coin de France est épatant, même si nous l'avons admiré en automne, c'est-à-dire sans beaucoup de touristes. De la même façon, les fortes chaleurs auxquelles tu fais allusion sans t'en plaindre tranchent avec mes souvenirs d'une matinée froide, les mains gourdes et les yeux piquants. J'ignore si nous pourrons repartir cette année. Il y a ceux qui habitent trop loin et ceux qui n'ont tout simplement plus envie de bloquer un w.e. Les K. - Limoges n'est pourtant pas loin - ont d'ores et déjà annoncé l'an dernier qu'ils ne reviendraient pas.
Avant que je n'oublie, François a rapporté avant-hier en fin d'après-midi le livre que tu lui avais prêté, L'Arrache-coeur de Boris Vian. Il te fait dire que votre future professeur de français a placardé une nouvelle liste de livres à lire avant la rentrée de septembre. Elle a apparemment rayée Boris Vian, ce dont François s'est félicité. Je n'ai pas compris sa satisfaction sur ce point.
Il portait un costume sombre un peu étriqué qui m'a poussé à le féliciter pour sa tenue. François m'a alors longuement expliqué qu'il avait mis à la hâte le seul habit disponible. Celui-ci était trop petit, parce que sa mère l'avait acheté pour le mariage de sa marraine il y a deux ans. François avait appris au dernier moment la disparition de Monsieur Bertrand, votre ancien professeur de biologie en quatrième (ai-je bien compris ?). Ce n'était pas à la chapelle, puisque le défunt avait demandé des obsèques civiles. François m'a donc demandé mon sentiment, et si Mr Bertrand allait "brûler éternellement dans les flammes de l'enfer", je reprends son expression : quel phénomène que ton camarade ! J'ai un peu écourté la conversation, plutôt que d'entamer une réflexion sur les mérites éventuels de la crémation.
Il est justement temps de préparer mes affaires. Je te laisse à tes activités et posterai cette lettre à la gare pour qu'elle parte demain matin. Je t'embrasse affectueusement, avec ta maman bien sûr,
Papa."

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