jeudi 9 septembre 2010

Mme Souvert 87

Paul trouve le cours d'espagnol reposant, parce qu'il exprime mieux sa pensée qu'en cours d'anglais. Et puis, quand même, depuis l'année de troisième., c'est la première fois où il se retrouve à côté de François en classe. En LV2, les germanisants et les hispanisants ont été en effet regroupés. Deux ans après la fameuse quatrième, les deux garçons prennent un plaisir évident à être côte à côte quatre heures par semaine : trois plus une d'espagnol optionnel. Paul a mûri suffisamment pour ne plus appréhender les sautes d'humeur et les réactions incompréhensibles - pour les autres - de son ami.
Ce jour-là, Mme Souvert a mis à l'aise la classe. Avec une extinction de voie et les yeux qui pleurent, elle annonce un cours moins conventionnel, sans exercices de langue, ni éclat de voix parce que l'on a mis estar au lieu de ser. "Pour une fois, je vous ai apporté des reproductions de tableaux. Mais il va falloir choisir. On ne pourra tout étudier dans l'heure. "Elle ouvre son cartable et tire précautionneusemente, signe ostenstatoire de sa fatigue contenue par conscience professionnelle, une dizaine de planches. Il y a du Goya... "le 2 de Mayo" Pas de réaction dans la salle. Paul pressentant l'orage, croit bon de glisser un commentaire faussement désabusé... "C'est un peu vieillot". "Zurbaran, Velazquez on a parlé du siècle d'or dans le dernier texte" ... Bon vous préférez plus proche de nous. Regardez Miro. Ou mieux peut-être, un tableau de Picasso. Brouhaha intéressé. C'est une scène de tauromachie. Acquiessement manifeste. Paul lève les yeux. Bruit de bouche à sa droite.
"On rentre dans une zone de turbulences" pense-t-il. L'enseignante en lunettes noires et châle couvrant le cou annonce le choix retenu. "Maintenant, vous regardez le tableau. Je vous lis la plaquette" Corrida, La mort du torero - j'ai bien dit torero et non toreador - date de 1933. Picasso s'est intéressé très tôt à l'univers tauromachique. On peut citer les eaux-fortes de 1928, d'après un auteur reconnu, Jose Delgado, dit Pepe Illo. Il séjourne à deux reprises à Barcelone au cours desquels il approfondit ses connaissances. Au cours de la même période, le peintre réalise plusieurs oeuvres dans lesquelles apparaissent la fascination du combat entre l'homme et l'animal, mais aussi l'ambivalence sexuelle du torero. Sa maîtresse, Marie-Thérèse Walter prend parfois les traits de celui-ci. Dans 'la mort du torero', on retrouve la figure mythologique du Minotaure...' [source] Bien, voy a ocultar el final del comentario... Preguntaré despues
Paul scrute la reproduction, mais ne voit guère qu'une tentative naïve de représenter une corrida. Il sent bien que quelque chose lui échappe, mais ne parvient pas à rassembler ses idées. Tout se trouble pour se fixer sur un point de convergence. 'Je n'aime pas' Pendant ce temps, François a pris son cahier et s'applique à rédiger une réponse quand d'autres ont recommencé à papauter avec leurs voisins. Mme Souvert passe ensuite aux questions. Il apparaît très vite qu'elle cherche à obtenir la thématique générale du tableau plus qu'une description de la scène ou des détails sur la technique employée par Picasso. Par touches successives, grâce à plusieurs réponses imparfaites, l'idée d'une inversion de la mise à mort, au départ simple hypothèse, s'impose comme une sorte de vérité d'évidence. La pédagogue a fait parler en espagnol, introduit des éléments de civilisation. Etant donné son état physique, l'essentiel est acquis.
Sauf que François s'est tû. Mme Souvert n'a d'autre alternative que de lui donner la parole. François baisse le doigt, cale son cahier devant lui, et entame un long monologue sur l'arriération de la péninsule ibérique dans laquelle se maintiennent dans les années 30 des traditions d'un autre temps - il pense au Portugal plus qu'à l'Espagne - et expose sa position de principe vis-à-vis de la maltraitance des animaux. "Ils n'ont pas souhaité expirer dans des souffrances dignes du Christ sur la croix" Remous à sa droite. "Mais qu'est-ce qu'il va chercher encore ?" à sa gauche. A ce titre, l'effort du communiste Picasso mérite qu'on s'y arrête. Suit une analyse rapide du décès du torero, retourné par les cornes du taureau-minotaure.
François réussit cette prouesse de diluer son opinion dans le bain d'une critique artistique anodine, le tout en usant d'un espagnol préservé de grosses fautes de langue. Mme Souvert doit acquiescer. L'heure sonne et le défenseur de la cause animale savoure une victoire en rase campagne. Paul n'a pu glisser un mot, qui s'amuse souvent de cette lubie de son ami. Le disciple de feu Mr Bertrand ne mégote pas sur le succès... La sonnerie claironne la victoire de l'humanité sur la barbarie tauromachique. C'est en tout cas ainsi que le lycéen l'entend clore l'heure d'espagnol.

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