jeudi 9 septembre 2010

Bermuda & Burlington 86

Les chaussettes dépassent d'une caisse en carton. Il est impossible de les dénombrer. Paul préfère détourner les yeux, car la vue de tant de richesses, tant de cadeaux maternels, tant de gâteries pour lui inconnues déclenche un pincement désagréable. L'envie et la jalousie ne sont pas des sentiments louables. Paul voudrait s'en tenir à un sourire détaché. Il ne peut s'empêcher d'esquisser un 'dis donc, tu ne sais pas où donner de la tête !' François savoure son effet, et prend son temps pour enlever ses baskets. Il ôte en les roulant sur elles-mêmes ses chaussettes de sport puis les glisse sous son lit, celui sur lequel il est assis. Paul, debout près de l'embrasure de la porte, à l'entrée de la chambre le voit hésiter entre deux paires, puis enfiler l'une d'elles, à losanges jaunes et blancs, striés de tiretés rouges. Le clip rond et métallique signalant la marque à l'ignorant brille brièvement avant de disparaître sous le bas de pantalon.
François se remet debout, heureux de l'effet produit, content un instant d'afficher ses élégances. C'est pour immédiatement se rendre compte que lui ne paraît pas avoir beaucoup transpiré pendant le match au cours duquel ils se sont affrontés un peu plus tôt dans l'après-midi. 'Evidemment, Paul ne se fatigue pas trop sur le cours. Il faut vraiment que je me dégote un autre partenaire si je veux progresser.' Mats Wilander opine du chef en entendant cette résolution. Mais François perçoit immédiatement une gêne. Il n'a pas pris de douche et n'ose enlever son polo pour s'essuyer avec, comme il le fait d'habitude. Il ne veut pas exposer sa pilosité naissante et déjà envahissante. Trahison des origines. François envie son ami, aux aisselles sèches. 'Evidement, si je prenais une douche...?'
'Bon, François, on va être en retard!' Paul tourne déjà des talons. Les voilà en train de reprendre vers la sortie le long couloir sombre desservant les trois chambres à coucher. Ils tombent sur la grande salle de séjour. Le canapé déborde de linge. Des caisses encombrent le vestibule. La mère de François fait la vaisselle, aux sons du sifflement de l'autocuiseur. 'Au revoir madame, et merci pour le goûter !' dit rapidement Paul en passant la tête dans l'embrasure. 'Elle pose le plat au fond de l'évier pour se retourner, prend un torchon, s'essuie les mains. Avec un sourire appuyé, elle prend des deux mains celle qui lui est tendue. "A bientôt Paul. Si vous savez ce que vous faites plaisir à François..." "Maman, l'eau coule" la coupe son fils agacé par la politesse de sa mère envers un joueur de tennis d'aussi piètre qualité. 'Peux-tu me donner de l'argent pour le cinéma ?' Après avoir cherché, soulevé un manteau, elle trouve son sac et lui glisse un billet dans la poche.
'Cette fois tu ne le perds pas'. "Maman, je te rappelle que je me suis fait subtiliser mon porte-feuille" "Tout ce que je sais, c'est que tu as perdu un billet de 200 francs." le poursuit-elle d'une ton querelleur "Oh, tu ne vas me reparler de çà maintenant" répond François. "Ecoute, la séance est à 16 heures. Le 19 passe à 15H45." Cette fois les deux amis quittent l'appartement, passent à côté du bureau d'accueil et referment derrière eux la porte vitrée. François fait exprès de ne pas la retenir. Les feuilles des plantes vertes agglutinées au pied de la baie tremblent. En marchant vers l'arrêt de bus, Paul demande quand a eu lieu le vol du billet. Mais François reste évasif. Il préfère insister sur l'origine du don. "Maman m'a fait travailler dans le potager tout le mois d'août. Parfois au beau milieu de l'après-midi. C'est mon pécule, et je ne veux pas discuter de çà" "Je préfèrerais parfois ne rien recevoir, tu sais." Il pense à ce qu'elle exige de lui. Mais Paul prend cette dernière remarque pour lui. "Moi, les parents ne me donnent jamais un gros billet. Juste de quoi payer la place de cinéma."
*
La porte claque avec fracas. Il y a quelques mois, François aurait écopé d'une bonne paire de gifles. Deux ans plus tôt, c'était le martinet. Désormais, sa carrure et sa musculature l'ont fait basculer dans le monde des hommes. Sa mère a perdu son ascendant physique. Lorsque son fils commente une remarque, conteste une décision ou discute un ordre, le ton finit désormais par monter. Et François se reclut dans sa chambre pour garder le contrôle de sa force, dont il sent qu'elle le porte aux gestes brusques. Pour la première fois, il perçoit qu'il va bientôt devoir affronter une autre souffrance, non seulement l'absence du père, mais en même temps la perte irrémédiable de l'enfance.
Sur son étagère l'attend un petit livret, une pièce-clef du théâtre shakespearien qui le hante depuis qu'il l'a découverte à la bibliothèque. Une lecture à voix haute suffit généralement à lui faire retrouver ses esprits : "Come, come, you answer with an idle tongue. / Go, go, you question with a wicked tongue." Il continue mezzo voce. "What have I done, that you darest wag thy tongue. / In noise so rude against me ?" [...] "Hamlet, speak no more./ Thou turn'st mine eyes into my very soul; / And there I see such black and grained spots. / As will not leave their tinct." M.A. a traversé le couloir. François n'a pas senti sa mère se poster dans l'embrasure de la porte, pour écouter cette langue qu'elle ne comprend pas.
"O, speak to me no more; / These words, like daggers, enter in mine ears, no more sweet Hamlet [...] Alas, how is't with you / That you do bend your eye on vacancy / And with the incorporal air do hold discourse ? / Forth at your eyes your spirits wildly peep; / And, as the sleeping soldiers in the alarm, / Your bedded hair, like life in excrements, starts up, / And stands on en. O gentle son, / Upon heat and flame of thy distemper / Sprinkle cool patience. Whereon do you look ?" François ne lit à voix haute que les tirades de la reine Gertrude, pressée par son fils. François garde pour lui le reste. Il est Hamlet, révolté contre l'injustice du sort, les compromissions des puissants.
A la fin de la scène, il embrasse Gertrude et lui dit adieu les yeux brouillés par les larmes. Comme Hamlet partant pour l'Angleterre, François identifie la vie à un chemin semé d'embûches, en compagnie d'amis dont il convient au mieux de se méfier. La joie de voir l'ennemi Polonius pourfendu à travers une tenture, François la ressent d'autant plus qu'il ne peut se contenter d'assassinats par la pensée. Les condamnés à un juste homicide abondent. A ses yeux bien sûr méritent une condamnation radicale deux catégories de personnes aux limites assez étendues : les fous et les irrespectueux. Les premiers combattent la cause et les seconds s'en moquent. Evidemment, placée sur un piédestal, sa mère peine à rentrer dans la classification.
Elle pénètre silencieusement dans la chambre, en profitant de la moquette pour surprend son fils. "Que lis-tu, François ? C'est Hamlet.", répond l'adolescent en jettant rageusement le livret. Elle se rapproche de la table. François fait volte-face. "Tu ne comprendras rien, c'est en anglais". "Quelle page lisais-tu ?" Répond-elle en faisant tourner les actes et les scènes. "Ici, l'acte 3, scène 4. Es-tu contente ?" Sans se démonter, elle lui demande en le défiant, persuadé que ces vers cachent une vérité génante. Tenté par un refus catégorique, François comprend la curiosité intellectuelle de sa mère, et se lance dans une traduction rendue facile parce qu'il a lu plusieurs fois la pièce en français avant de s'y attaquer en anglais.
" Approchez, approchez, vous utilisez une langue bien désinvolte" "Qu'est-ce que çà veut dire désinvolte " "çà veut dire qu'Hamlet parle sans le respect dû à une mère et à une reine" " Allez, allez, vous utilisez une langue bien contournée..." Sans attendre la réplique de la question précédente, il commente. "Hamlet laisse entendre qu'elle lui parler avec de multiples (et mauvaises arrière-pensées" "Ah tu vois !" "Qu'ai-je fait pour mériter un tel persiflage... De telles attaques contre moi ? [...] Hélas, est-ce bien vous qui regardez dans le vide et parlez aux murs. Vos yeux sortent de la tête, comme des soldats réveillés par une alarme. Vos cheveux se dressent comme la vie au milieu du néant. Oh, gentilhomme ! Sur les braises de ta colère et de ton désappointement, jette l'eau glacée de ta patience..."
MA l'a écouté silencieusement, mettant son bras à son coup. "Tu vois Hamlet, écoute do!nc cette mère si raisonnable." "Raisonnable, ce n'est pas précisément le mot ! " Comment çà ?!!" "Mais je te parle de la pièce, pas d'autre chose" voulant éviter la querelle de reprendre. "Non seulement Hamlet juge sa mère Gertrude coupable du meurtre de son père, mais en plus, il lui reproche son remariage avec son beau-frère..." "Tu vois bien que ce n'est pas de toi dont je parle, tout entière dévouée à son fils" Il veut lui faire une bise sur la joue, mais elle s'esquive le laissant seul méditer dans sa chambre. Et elle de cacher son embarras.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire