jeudi 9 septembre 2010

Paris 89

'Tu imagines, j'étais dans le sofa du salon. Le père de famille était calé dans son fauteuil, à côté de moi. Il buvait sa bière devant le journal télévisé irlandais, en marmonnant à moitié. Tout d'un coup, les images du 14 juillet sur les Champs Elysées défilent. Il ne m'avait pas adressé la parole depuis mon arrivée. Et là, paf. "Qu'est ce que c'est beau !" Et puis, le ponpon... Un truc du genre "It's always like that in France ?"
'J'étais bien obligé de lui répondre. Alors je lui ai dit que c'était la fête nationale, mais que cette année, Mitterrand avait décidé de faire dans le festif' continue Paul.
'Comme çà, à brule-pourpoint, tu lui as vanté les mérites du Bicentenaire ?' rétorque François, soupçonnant un embellissement de la discussion. 'J'aurais bien aimé être là !' En réalité, il redoute peu un gauchissement de son ami. Mais il sait en revanche que son niveau de langue ne permet pas à Paul de se lancer dans de subtiles explications historiques. 'Il ne va tout de même pas me faire croire qu'il parle couramment parce qu'il a fait un séjour d'un mois à Dublin!' pense-t-il. La carte postale représentant l'entrée de Trinity College, et envoyée de la capitale traduisait surtout l'ennui se dégageant des cours de civilisation et la recherche d'une âme soeur même transitoire. 'le sous-pirant' était d'ailleurs le surnom peu amène qu'il lui réservait en privé. 'Quand je pense qu'il aurait pu demander à faire un séjour linguistique à Londres. Je lui aurai glissé quelque chose à laisser devant le 10 Downing Street, en l'honneur de Lady Thatcher... 'Il n'a pas voulu, parce que son père a passé quelques semaines à Londres après son bac.' 'Quel sot'.
En attendant, les deux conspirateurs forcent leur pas afin de précéder le groupe. En cette fin d'après-midi automnale, le froid pique les yeux malgré la pluie du matin. Le soleil rasant lèche les façades et éclaire la statuaire du pont de la Concorde. En se retournant, Paul remarque le fronton de l'Assemblée Nationale, déjà plongé dans une semi-obscurité, déjà oublié des rayons. François cache sous son manteau un paquet mal enveloppé qui gêne son allure. Ils ne tiennent pas à se faire voir, pas encore en tout cas.
'Le monde doit savoir que je garde en mémoire cet épouvantable régicide' prononce dents serrées François. Il attend un acquiescement, qui ne vient pas. Paul a tellement entendu sa vieille tante fustiger la Répugnante, conspuer Robespierre et le bourreau. "Honorer la mémoire de Cadoudal et du duc d'Enghien" et maudire l'usurpateur Bonaparte est une antienne qui revient à chaque passage chez la cousine de son père. Il ne prête guère attention aux récriminations de son ami. Quand bien même, il sait qu'il ne parviendra pas à faire comprendre au président du cercle girondin des amis et fidèles de l'Empereur (Cegafe) - cercle composé de deux membres, et dont les statuts rédigés à la plume d'oie sur papier torchon restent à déposer à la préfecture dudit département - qu'il ne peut sans risque de contradiction participer au culte du roi-martyr. Louis XVI mort sur la Concorde lui permet de donner du crédit à son personnage de hobereau de province vaguement monarchiste. Paul en attend des retombées galantes.
Arrivés sur un trottoir de la place, ils ralentissent brusquement. Les deux lycéens se trouvent confrontés à une situation qu'il n'avait pas envisagé. Pour déposer un bouquet d'oeillets au pied de l'Obélisque, ils devaient attendre que les voitures cessent de circuler. Or le flot non seulement ne se tarit pas, mais il paraît au contraire s'intensifier. Les provinciaux contemplent interdits la circulation automobile

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