jeudi 9 septembre 2010

Présidentielles 88

Paul range sa chambre. Comme si le désordre régnait. Rien ne traîne, mais il trouve des tas de feuilles à rassembler en tas. Sur le valet de nuit donné par sa mère, rien ne dépasse. Les chaussures cirées sur la petite tablette la plus proche du sol, au-dessus des roulettes. Le pull-over repose sur le pantalon. La chemise du jour est enfilée sur le dossier. Plus près de la fenêtre, sur les tablettes de l'étagère, les livres s'empilent par ordre de taille, le plus large en dessous. Les albums de timbres remplissent un côté, dont la tranche se couvre de poussière. La collection de Jules Verne reliée à la Bradel par la mère de Paul occupe l'étage supérieur du petit meuble en pichepin, qui fait la fierté du jeune homme. Reste la table éclairée par le jour finissant. Quelques chemises, les cours de la semaine, deux ou trois manuels, trois volumes de la collection des Lagarde & Michard : Paul s'attaque à ce négligé. En réalité, il entend la télévision dans la chambre de ses parents, de l'autre côté du mur.
Son frère installé dans le fauteuil a exclus toute négociation sur le programme de la soirée. Entre un jeune professeur d'histoire-géo et un adolescent de seize ans, les voix ne pèsent pas pareil dans l'urne domestique. Leurs parents dînent en ville. Paul voulait regarder un film. La politique ne l'intéresse que par intermittence. François a placé la barre très haut, ces dernières semaines. Avant le premier tour de la présidentielle, son ami a focalisé toutes leurs conversations. Il faut reconnaître que dans la cour du lycée, les prises de position de François excède la patience des plus modérés.
Sur le thème de "Barre, le candidat du centre-mou" il cherche à croiser le fer avec tous ses contradicteurs. Beaucoup le regrettent amèrement, car le jeune homme a pris fait et cause pour le candidat de la droite, premier ministre en exercice. Il n'est pas chiraquien, il est Chirac lui-même, vantant les mérites des ministres, y compris le plus suspect auprès de lycéens idéalistes et animés par des idées généreuses. Pasqua, "le tueur de Malik Ousssekine" lors des manifestations étudiantes de décembre 1986 est l'épouvantail de la jeunesse par excellence ? François prononce son nom Pasqua à chaque bout de phrase.
Paul a bien saisi que le premier tour de la présidentielle a marqué une étape imprévisible. Beaucoup ceux qui espéraient Barre comme candidat du second tour face au président sortant ont déchanté. Mais personne ne misait sur un tel score pour Mitterrand, largement en tête. L'annonce des résultats à Caudéran a immédiatement refroidi l'atmosphère familiale fin avril. Aujourd'hui, les deux vainqueurs du premier tour s'affrontent au cours d'une joute télévisuelle. Paul n'a tout simplement pas envie de les écouter. Il veut en outre manifester sa mauvaise humeur, et se fait un point d'honneur à rester dans sa chambre. "Avec son sourire satisfait, il va encore clamer sur les toits qu'il m'a empêché de m'abrutir devant un film stupide".
Lorsque l'échange commence entre les deux candidats, Paul ne peut cependant se retenir. Il tend l'oreille. Un peu plus tard résonne "Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier Ministre"... Paul surgit de sa chambre pour scruter les visages. "Pousse-toi, tu es devant..." "Ainsi, voilà la politique, une sorte d'art de la conversation qui renvoie à peu de choses l'évaluation de la dette publique, la signature de l'Acte unique ou l'avenir de l'URSS". Paul ressent la décharge électrique. Car on tue en direct. Et il ne souhaite pas mourir. Dans un silence pesant, débout quand son frère reste assis, il assiste à la fin du duel. Quand on apprend quelques jours plus tard, la nette réélection de François Mitterrand, il repense au débat télévisé, comme à un moment d'histoire vécue en direct.
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Chez François, la soirée ne se déroule pas de la même façon. Sa mère a refusé de rester à Bordeaux. "Les vieux, e bastante. Ta politique, j'en ai marre. Ras-le-bol.". Les élections lui importaient moins que son jardin potager. Elle a quitté l'appartement en début de matinée, s'est arrêtée à la mairie pour voter - "pas question de voir revenir les communistes" - a hésité en sortant. Les cloches sonnent et les vieilles caudéranaises se pressent pour gravir les marches du perron. "Pitié... ils sont partout" Tant pis, j'y vais." " Deus escreve certo por linhas tortas "...
François n'est pas sorti de l'après-midi. Il aurait pu téléphoner à Paul pour jouer au tennis, mais a tergiversé. Hannibal et César s'amusaient sur le bord de fenêtre. Il les a pourchassés à travers la cour, puis les a fait courir avec une petite boîte de sardines en conserve attachée à une ficelle. Au bruit, les deux chats se précipitaient déclenchant un éclat de rire de François dissimulé derrière un angle de la maison. Le bruit a certes fini par réveiller les locataires du rez-de-chaussée. Après le goûter, il a repris ses révisions de français. A 19 heures, ne tenant plus en place, il a commencé à préparer le dîner, en l'absence de sa mère, des carbonara à la crème.
politiques. La chaîne publique allumée - la principale chaîne privée, François la boycotte pour cause de barrisme outrancier - il écoute les résumés des journalistes sur la participation et sur les enseignements du premier tour. A 19h50, les nouilles finissent de cuire. Les lardons dorées baignent dans la crème fraîche fondue, prêts à être mélangés ; bien grillés, mais non flambés en vertu de la croisade anti-alcoolique de l'adolescent. Une fois égouttées, il jette les nouilles dans la poële, remue d'un geste mécanique, puis rejoint la salle de séjour. Les deux journalistes annoncent "dans quelques secondes " le nom du prochain président de la République. Les premières notes de Money for Nothing résonnent dans la pièce. François exulte.
Voilà la minute qu'il attendait depuis longtemps. Il esquisse un pas de danse : Dire Straits qu'imaginer de mieux pour illustrer la victoire de Chirac. "A qui cette mobilisation des électeurs a profité, nous le savons..." François n'entend plus, il joue les accords de Mark Knopfler à la guitare ; seul, car à la télévision, le visage de l'élu se dessine. Mais François ne doute pas, il sait... ou croit savoir. A tue-tête, il entonne le premier couplet.
"Now look at them yo-yo's that the way you do it.
You play the guitar on the MTV.
That aim's working that's the way you do it.
Money for nothing and chicks for free."
"François... Françoaaa" Sa mère porte une cagette de fraise, et des sacs de légumes. Ses bras encombrés frottent dans l'embrasure. Ses cheveux frisés dépassent tout juste. François sautille sur un pied, l'autre jambe repliée, la main gauche grattant une guitare électrique imaginaire. Tout d'un coup il entend sa mère, tourne la tête, voit la figure du président réélu à l'écran. Deux sauts de trop le font atterrir sur la table basse installée devant le canapé. Son tibia heurte bruyamment le rebord carrelé ; son corps bascule par terre. Toute la scène a duré un quart de seconde. Cette fois sa mère se tait, pose ses ballots comme elle peut et se précipite à la rescousse. François a mal mais pense essentiellement à l'image. Il ne veut pas se relever. Dans un souffle, il prononce les deux syllabes d' "Eteints".

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