jeudi 9 septembre 2010

Aïki vs tennis / Indochine vs Cure 85

Monsieur Guibert tourne la rue iii pour arriver juste derrière le lycée. Il sait à l'avance trouver une place pour son véhicule. "Quelle bonne idée j'ai eu d'acheter ce bus. Il est un peu vieillot, mais comme çà, 'ils' ne peuvent pas me virer. Je leur emmène leurs pioupious un peu partout, et pour pas cher." Monsieur Guibert n'a pas réussi à se faire embaucher chez les Pères. D'autres, plus jeunes et plus diplômés que lui ont pris les places d'EPS : Education Physique et Sportive. Lui fait simplement courir et jouer au foot, sans autre qualification que son service militaire et une licence de biologie obtenue non sans peine dans les années 60. "Je suis sûr que quelqu'un m'a donné un coup de savate sous la table' explique-t-il paraboliquement. Quand que les filles passeront le bac, je jetterai l'éponge", ajoute-t-il, comme pour balayer l'idée selon laquelle son honneur a été bafoué dans cet incompréhensible renvoi. Encore au collège, ces dernières pourraient cependant éprouver quelques difficultés à passer en seconde.
Après avoir ouvert la porte à battants, puis ôté la clef de contact, il s'extirpe du siège en rentrant un peu le ventre pour éviter le volant en bakélite, aussi large en forme qu'une roue de vélo posée à l'horizontale. Il vérifie que son kimono et sa bouteille d'eau sont bien rangés dans son sac en sky, coince le tout sous son bras, descend les trois marches, puis actionne la tirette extérieure qui fait refermer les portes "Le jour où il n'y aura plus de pression, je ne sais pas comment je vais faire'. A sa montre, l'heure du début de l'activité approche. Monsieur Guibert participe en effet à l'Association Sportive en tant que judoka - aïkidoka. Il règne depuis vingt ans sur le dojo, nom bien ambitieux pour qualifier le petit gymnase. Le sol y est recouvert de tapis épais de forme rectangulaire pour amortir le choc des roulades et des chutes. Le maître en arts martiaux a fait une demande à la direction pour écrire "dojo" à l'entrée du bâtiment, mais on lui a répondu que la salle servait à d'autres activités, et qu'il n'y avait pas de raison à procéder à ce changement de nom. "Comme si l'aïkido était une activité".
Il entre dans le couloir d'entrée, à droite les vestiaires des garçons est rempli de jeunes en chemise chaussettes ou pantalons torses nus. çà crie mais çà ne s'habille pas. Clame-t-il. Silence. Bonjour les aïkidokas. Vous avez encore cinq minutes pour vous préparer. En face, la porte du vestiaire des filles est éteinte. "Elles sont prêtes, se dit-il". Il ouvre en vitesse la porte de son local confiné. Des armoires métalliques témoignent du partage des lieux avec les autres profs de sport. Ballons, filets, maillots entassés. Il se déshabille et revêt son kimono à la hâte. Le noeud de la ceinture noire sous le plexus gonflé lui procure une agréable sensation. Le guerrier sent l'ivresse du départ. Il jaillit plus qu'il ne sort dans le couloir, tombant sur Paul en ceinture blanche. Tous deux rentrent ensemble dans le gymnase-dojo. "Voilà le dernier retardataire... Paul à toi l'honneur de faire la démonstration. Va vite te placer."
Monsieur Guibert trottine en bout de ligne. Une quinzaine de garçons et filles ont pris la position du lotus. Il tient la ligne, s'accroupit et se courbe au point de toucher le tapis du front. Tous lui répondent. Brisant le silence, il annonce "Echauffement dix minutes. Vous veillez aux articulations des bras. En particulier le poignet. Sinon, on va encore m'accuser de faire vivre l'hôpital à moi tout seul." Le groupe s'exécute, en courant en rond sur les pourtours des tapis, tous dans le sens d'une aiguille d'une montre. "C'est curieux, personne ne va jamais dans l'autre sens. Il doit bien avoir une influence de la lune". Tout en claquant ses mains l'une contre l'autre, il interrompt un peu après l'agitation. "Allez on commence !" A ce signal, les kimonos s'agitent. Une fois son auditoire assis en position du lotus, Monsieur Guibert peut présenter le programme du cours, tout en replaçant celui-ci dans sa dynamique.
"Maître Ueshiba disait..." Paul décroche instantanément, l'exposé du maître sur le divin, le mouvement cosmique et l'utilisation de la force de l'adversaire revenant peu ou prou à chaque début de séance. "D'ailleurs, à ceux qui l'auraient oublié, aï signifie 'amour' dans le sens d'harmonie, 'ki' l'énergie et 'do' la voie". "Sur la montagne..." Ah non, il va nous faire un cours de catéchisme; j'aurais du continuer le tennis avec François". En même temps, ici je peux m'endormir dans mon coin. Personne ne vient me gueuler dessus ou m'envoyer des balles de service rageur". S'il acceptait de faire des balles... Mais non çà le démotive. Le stress du score l'excite. Sans les jeux, les avantages et les tie breaks, il s'endort. Tout le contraire de moi, qui me tétanise à chaque point périlleux" Et puis Karine n'est même pas là...
"... Pour travailler l'entrée, il faut se centrer sur son propre 'ki', n'est-ce pas Paul ?" Oui, oui. "Viens vite au milieu pour la démonstration. Paul se relève, les membres inférieurs ankylosés par le laïus. Il renoue sa ceinture. "Vas-y essaie de m'attraper le col". "Paul s'empresse mollement, conscient des coups à venir". "C'est flasque tout çà, dit Guibert en repoussant le garçon. "Encore". Paul s'avance à nouveau. Avant même de comprendre ce qui lui arrive, il sent une sorte d'aspiration en rotation vers le bas. Il se retrouve dos par terre, les yeux fixés sur le plafond. Il se relève, puis recommence. Pendant ce temps, le maître explique la position des pieds et des bras. Le refait culbuter. Les pirouettes se succèdent.
La séance se poursuit ensuite par groupes de deux. Mais Paul se sent comme brisé, un peu vexé d'avoir servi de partenaire passif. Impossible ensuite de rentre la pareille. La lycéenne qui en connaît encore moins que lui ne met aucune bonne volonté à l'empoigner. Elle avance en reculant. Un moment, il sont l'un contre l'autre. "Elle n'a pas de sous-tifs, en plus" remarque Paul l'oeil soudain aiguisé. Le combat se termine, suivi d'autres, mais l'esprit n'y est plus. La paire de seins l'ont déconcentré. Le soliloque de Guibert n'y change rien. D'autres combats précèdent finalement une ultime démonstration de roulade par-dessus un obstacle de plus en plus large. Tous s'y essaient. Le maître conclut "Pour la fête de fin d'année, nous referons la même démonstration. Avec de la lumière noire qui réhausse les kimonos, vous verrez, çà en jette " "Comme quoi, il n'y a pas que la philosophie qui attire le client"
"Au tour du judo, maintenant, à la semaine prochaine" lance à la volée Guibert. Après un vague salut collectif, tous se s'agglutinent à la porte pour rejoindre les vestiaires.
*
"La Taularde est de sortie. Tout est fermé"... Une musique sort des trous du volet roulant aux deux tiers descendus. Mr Pivert frappe avec sa canne contre le rebord de la fenêtre. "Dites donc, vous pourriez mettre un peu moins fort." Une nouvelle série de tapotements n'aboutit à rien. Une troisième fois, le vieil homme frappe. Pour toute réponse, le niveau sonore augmente. Comme il a décidé de continuer son chemin, il ne s'en rend même pas compte. En cette après-midi de printemps, Mr Pivert a pris la résolution d'affronter les frimas, et d'aller faire lui même ses courses, malgré sa difficulté à se déplacer. Vêtu comme Mandel à la fin des années trente, son manteau et son feutre présentent encore. C'est ainsi qu'il se voit dans la glace, avant de descendre l'escalier de la résidence, et de remonter l'allée en goudron rosacé qui longe la maison de la directrice.
Il part donc pour la supérette. Le quartier résidentiel n'abrite aucun commerce. Pour les résidents valides, le choix est donc limité. Ceux qui souhaitent échapper aux plateaux-repas de la mairie de Bordeaux. Quelques rues séparent le supermarché de la maison de retraite, mais cette distance suffit à bloquer chez lui l'octogénaire quand le temps se gâte, ou si le thermomètre s'approche de 0°C. Aujourd'hui, en revanche, Caudéran respire. Les bourgeons pointent sur les platanes. L'herbe commence à repousser, sur la prairie qui prolonge la mairie annexe. En ce mercredi après-midi, les terrains de sport qui entourent le bloc d'immeubles et prolongent le parc ouvert bruissent d'une clameur soutenu. On joue au foot. Pivert préfère ne pas musarder, comme il le fait parfois, pour s'étonner de ces aires engravillonnées sur lesquelles les joueurs évoluent. "A mon époque, on allait sur le terrain vague du coin" Cette phrase, personne n'est debout le long du grillage pour l'entendre. Et puis, il doit faire ses courses.
Une heure après, le panier à roulettes à moitié vide, et la canne . Il revient satisfait du devoir accompli, sa liste avec trois pommes-de-terre, un poireau deux carottes, six yaourts, une barquette de veau dans la main libre. Celle-ci ne l'empêche pas de saluer une voisine en soulevant son feutre beige un peu élimé. Son entrain retombe une fois de retour sous les fenêtres de la directrice. Cette fois le son qui se répand dans l'allée paraît s'amplifier et gagner les premiers étages de la résidence, en face.
" Yesterday, I got so old
I felt I could die
Yesterday, I got so old
It made me want to cry "
Cette fois, il comprend qu'il s'agit d'une chanson en langue anglaise. En tant qu'ancien syndicaliste, sa réprobation est entière. "çà ne peut être que le fiston, et sa mère n'est pas là pour lui faire baisser" "Eh oh, il y a quelqu'un dit-il en tentant de regarder à l'intérieur de l'appartement de rez-de-chaussée, un peu aveuglé par la lumière extérieure. Il finit par voir François dansant sur un pied, puis sur l'autre, le poing contre pour figurer un micro imaginaire. Une sorte de transe agite l'adolescent, qui le rend insensible aux sollicitations extérieures. "Qu'est-ce que c'est que cette danse Sioux ?" François chante en-dessous de la voie de Robert Smith, constituant un duo mal accordé. Mais en pleine communion spirituelle.
"Go on go on, just walk away
Go on go on, your choice is made
Go on go on, and disappear
Go on go on, away from here."
"C'est çà, US Go home" Cette fois, son sang ne fait qu'un tour, il retourne sur ses pas. Puisque sa canne n'a pas suffi, il va sonner à la porte. Pour cela il faut passer les plantes vertes du vestibule et traverser le bureau de la directrice. Son doigt reste appuyé un long moment avant que le loquet de la porte ne tourne. François a pris le temps d'éteindre sa chaîne, avant d'ouvrir. Il sait que sa mère ne tolère pas les scandales.
"Ah quand même..." entend-il en guise d'accueil. "Bonjour Mr Pivert". "Vous entendez tout le bruit que vous faites ?" "Quel bruit ? "Mais enfin, cette musique démoniaque-là, dans l'allée. C'est bien de chez vous que çà sort ? Votre mère n'est pas là." Si si elle se repose. Avec çà en fond sonore ?!?""*
"'çà', monsieur, c'est 'In Between Days' des Cure. "Cioure ou pas, sachez que nous sommes en France, et qu'il n'est pas question de nous laisser envahir . Par ailleurs, le règlement de l'établissement stipule que la sérénité des résidents doit être préservée. "Oui monsieur" "Bien monsieur." C'est tout ce que vous savez dire ? Je m'en vais parler à votre mère." "Simplement, vous savez je n'entends pas très bien. Si j'avais su, j'aurais pris garde à ne pas vous importuner "C'est donc çà, c'est un communiste" pense en même temps François, à la fois furieux et impuissant
Mais le ton conciliant du garçon calme légèrement l'octogénaire. Et qu'est-ce qu'elle dit cette chanson ? "Oh c'est une sérénade en l'honneur de la jeunesse éternelle. La camaraderie des jeunes soldats qui montent au front..." assure du tac au tac François, un peu honteux de traduire librement le chanteur anglais. "Ah bon, mais c'est un peu gémissant comme machin. Il En serait pas votre Angliche ?" François hésite sur la conduite à tenir. D'habitude, quand Paul se moque devant lui de la prétendue homosexualité de Robert Smith , il hausse des épaules. Là, l'attaque porte davantage. "Mais non, pas du tout, vous extrapolez et médisez en pure perte. Et surtout, si vous croyez que vous allez me faire rentrer dans votre parti, ne vous faites aucune illusion. Aucune."
Et François de refermer violemment la porte...

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