jeudi 9 septembre 2010

Canoë. Le Lac 84

Le bus quitte Bordeaux par les Boulevards, débouche sur la place Ravesies, puis laisse sur le côté gauche la gare annexe. Le conducteur accélère pour donner de la vitesse au véhicule pour monter dans l'élan le pont de chemin de fer. Assis à l'avant, derrière le professeur de sport, Paul observe sur sa gauche les tours d'habitation modernes, qui émergent des pelouses et bosquets. "çà ne doit pas être désagréable d'habiter là". Sans même s'en rendre compte, il répète une réflexion de son père passant au même endroit.
Arrivé face au Lac, le conducteur s'arrête au feu rouge. A l'arrière, François jette un regard vers la droite. "Les Aubiers". Il apréhende plus qu'il ne devine le quartier populaire. L'enfance avec sa mère bonne à tout faire dans une maison de retraite, avec les petits d'immigrés - pas des DaSilva ou des Lopez - il ne souhaite pas y revenir, même pas s'en souvenir. Désormais, ils résident à Caudéran, dans un beau quartier, à deux pas de la terre battue de Primrose où Chaban, le maire de Bordeaux vient encore de temps en temps jouer au tennis.
Le bus longe ensuite la rive occidentale du lac puis empreinte un deuxième pont, celui qui enjambe la rocade de Bordeaux. Encore quelques dizaines de mètres, un croisement, et le bus s'arrête sur le parking qui jouxte la base nautique. Monsieur Maurice, s'est levé pour précéder ses élèves de quatrième qu'il emmène pour une séance d'aviron. Il a plaidé en personne la mise en place de cette nouvelle activité au principal du collège. Aux JO de Los Angeles, quelques semaines plus tôt, les barreurs français n'ont guère brillé, à son grand regret. Ce sport l'enchante, parce qu'il sort des sentiers battus : ni athlétisme autour de la cour, ni sport collectif anéantissant pour le prof - arbitre. Et puis le nouveau quartier du Lac lui plait. Au bord de l'eau, en octobre, on se croirait presque parti en séjour en bord de mer. Dès que le soleil réchauffe l'atmosphère, les températures frôlent les 20°C. "Tu sais, je n'ai jamais été aussi heureux que ce matin-là..." Il marmonne.
Une fois toute la classe réunie en arc de cercle devant le hangar, l'enseignant rappelle les consignes. "Maintenant, vous connaissez les caônhonsigneuhs. Atteuntiohon en maâanipulaâant les eânngehuns. Répartissez-vous entre les raâameureuhs ehundividuelleuhs et les deux aâavirohons à quatreeuh. Cela veut direeuh qu'il y aura deux baâarreureuhs. Et pas de blaâagueeuh : on permuteeuh. Allez, gooâoh" Les enfants se précipitent sur les gilets, dans un joyeux brouhaha, la répartition s'effectue d'abord entre les plus rapides et les plus habiles. François se retrouve avec un gilet trop petit.
Quant à Paul, il doit aller en demander un à l'intérieur. "Monsieur, excusez-moi de vous déranger. Auriez-vous l'obligeance de me fournir une bouée de sauvetage ?" L'homme derrière le comptoir lève les yeux du Sud-Ouest. Une grande asperge aux cheveux bruns frisés et aux yeux bleus lui cause poliment. Il n'en revient pas par les temps qui courent. La jeunesse frondeuse n'est plus ce qu'elle était. Amadoué, il s'exécute et déniche derrière une embarcation un vieux gilet. François repart vers la plage en remerciant cérémonieusement.
Les bateaux s'avancent déjà dans l'eau, la répartition des équipages faite. François n'a pas le choix. Il doit barrer. Mais l'affaire ne se présente pas trop mal : il a horreur de l'eau. En deux pas, sans trop se mouiller, il s'installe à sa place. Quatre garçons le foudroient, Paul cloturant le rang d'oignon. "Dépêche-toi, on t'attend" Mr Maurice les houspille, avec son chronomètre. "Je vous signaâleeuh que les filleeuhs ont une lohongueureuh d'avanceeuh". Les rames plongent en saccade. La course commence. C'est aussi pour cela qu'il aime l'aviron. Ils rament, lui supervise. Après tout, ceux qui veulent gagner la course doivent s'appliquer à faire les bons gestes, à se coordonner. Les enfants connaissent le bras nord du grand C formé par le Lac, avec le gigantesque Palais des expositions comme unique spectateur.
"Aujourd'hui, je suis très loin de ce matin d'automne Mais c'est comme si j'y étais. Je pense à toi." Il sifflote L'Eté indien en arpentant la plage. D'ici quelques minutes, l'aviron des filles va se présenter en tête, et il compte bien se moquer de leurs malheureux concurrents. Au même moment, un drame se noue. Car François perdu dans ses pensées a oublié d'avertir ses compagnons du danger - l'aviron s'approchait de la rive opposée -. L'embarcation a violemment frotté le fond rocheux. L'eau pénètre abondamment par un début de brèche : finie la promenade de santé.
Faute d'écope, les coéquipiers n'ont d'autre solution que de faire rapidement demi-tour. Cette fois, tous rament ensemble et souquent ferme. François, voyant l'eau ruisseller jusqu'à lui, de l'autre côté, commence à suer abondamment, le visage blême. Cinq minutes après, l'aviron dépasse celui des filles, qui faute de réponse à leurs cris, et instruites par des grognements informes, comprennent la situation. La barreuse met son embarcation dans le sillage de celle des garçons.
Mr Maurice levant les yeux voit de loin la course changer de lièvre. Le chronomètre lui indique que les concurrents rivalisent de vitesse. L'excitation monte. "Bravo, bravo, continuez". Une poignée de minutes plus tard, alors qu'il va s'extasier, il voit François sauter à l'eau, se précipiter vers lui, et vomir sur la plage. Les autres rameurs se lèvent, les pieds baignant dans l'eau. Un silence pesant s'installe. Puis Monsieur Maurice explose. "Mais qu'est-ce c'est queeuh ce bazareuh ?!!" Les explications se télescopent, mais Paul se tait. François s'essuie le visage avec son revers de manche. Se retournant, il comprend que tous l'accablent, à l'exception d'un seul. Et puis la punition tombe. "Je coholleeuh tout le mohonde" L'Eté indien s'achève dans la grisaille. Si l'équipage infortuné reste sur la berge, François, lui, reçoit l'ordre de faire un tour en rameur. Tout seul, il ne parvient qu'à dériver et à se ficher dans les roseaux à quelques dizaines de mètres, obligeant le moniteur à le sortir avec le canot pneumatique. "C'est la Bérésina".
Mais Paul appartient désormais à la catégorie rare des gens fréquentables, dans une masse d'êtres nuisibles. Le promu ignore bien sûr cette progression soudaine dans la classification de François. Une semaine après leur retenue pour cause de sabordage nautique - selon les mots de monsieur Maurice - les deux garçons se retrouvent côte à côte en classe

************

A peine le père Müller donne-t-il l'autorisation aux collégiens de ranger leurs affaires, que François jaillit de sa place, ouvre la porte pour filer dans l'escalier "Encore un qui n'a pas pris ses précautions, en rassemblant manuels et cahiers uniformément recouverts de papier journal. Il en fait un paquet qu'il tapote sur le rebord du bureau avant de glisser le tout dans sa sacoche cirée. La récréation commence. Paul sort en même temps que les autres et se dirige vers l'escalier. Levant les yeux au même moment, il voit François monter à l'étage, et non rejoindre la cour. Les jours suivants, le même contresens se reproduit, aiguisant la curiosité de Paul. Celui-ci finit par lui demander à brûle-pourpoint le pourquoi de ces escapades, quand tout la classe cherche au même moment à se distraire au grand air ou à manger une chocolatine sous les arcades.
François prend un air de conspirateur. "Je vais chez monsieur Bertrand" "Quoi, le prof de biologie ?" "Oui, son labo est au-dessus" "Mais qu'est-ce que tu vas y faire ""Oh, je fais un peu l'assistant, je classe des fiches. Dans son association, il milite pour la défense des animaux" "Ah..." D'un ah intéressé mais un peu compatissant. Paul peine à imaginer l'homme terne, ce professeur de biologie à l'air sinistre s'enthousiasmer pour quelque chose. Son visage rubicond et ses formes avantageuses lui donnerait plutôt l'aspect d'un pilier de bar plutôt que celle d'un scientifique passionné par sa discipline de recherche. Leur conversation reprend un peu plus tard, lorsqu'à midi il sorte du bâtiment pour aller déjeuner. "Et il veut te faire rentrer dans son association ?" "Ce n'est pas qu'il veut, c'est que j'y suis déjà" s'anime François. "Ah ?" Deuxième fois, tout aussi terne.
"Monsieur Bertrand travaille avec d'autres associations - Greenpeace çà te dit quelque chose ? - Vaguement - pour proposer un document destiné à l'Onu. Le but est à terme d'interdire la chasse à la baleine sur tous les océans. En particulier de garantir un sanctuaire dans l'Antarctique." "Et monsieur Bertrand imagine qu'il va réussir à lui tout seul ?..." "Mais non, il y a des milliers de scientifiques comme lui "Enfin reconnaît qu'il a l'air quand même un peu bizarre, du genre à ne pas fréquenter ses semblables, et à parler aux bocaux du labo.""Alors, çà c'est facile. Parce que monsieur Bertrand n'est pas une pétasse avec des gros seins, il n'a pas droit à un regard indulgent !" "Quel rapport avec les baleines ??"
"Et bien, figure-toi que Mr Bertrand défend une noble cause, dans laquelle je me reconnaîs pleinement. Il y a de moins en moins de baleines dans le monde. Plus d'un million ont été massacrées au XXème siècle je crois. Non mais tu te rends compte que des pays prétendent vouloir maintenir leur droit au nom de la recherche scientifique. Dans la Commission Baleinière Internationale, plusieurs gouvernements bloquent la moindre avancée. Salauds de Japonais"François s'emporte et hausse le ton. Ils se rapprochent l'un de la sortie et l'autre du réfectoire. Paul rentre déjeuner chez lui. "C'est une horreur sans nom, il y a des posters dans le labo d'une chasse dans les îles Spitsberg ou Féroë - je ne me souviens plus - avec de la viande partout et une mer rouge de sang." "Bon bon, et bien écoute, bon appétit." François ne répond que par un petit signe de la main, et s'engouffre énervé dans l'escalier qui mène au self.
"Encore un qui se moque pas mal des baleines..." Son agacement provient des discussions sur ce sujet avec sa mère..

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire