jeudi 9 septembre 2010

Père Müller 84

"Manée" ?
Le commandant Fortehr appelle sa femme couchée dans la chambre voisine. En cette fin de soirée, il corrige un paquet de copies. SA classe de quatrième. La rentrée date déjà. Novembre se termine. Trois mois ont suffi pour qu'il sente l'esprit un peu frondeur de cette petite section, comme il l'appelle. Depuis qu'il a quitté l'armée à la suite d'un dégagement des cadres, au début des années soixante-dix, il enseigne l'histoire. La géographie ne l'intéressant pas, il lui consacre le minimum d'heures.
"Manée" ? Marie-Renée répond cette fois par un grognement à peine filtré par les draps et les couvertures. "Tu éteins ?" "Mais je te l'ai dit tout-à-l'heure... Charles ; j'essaie de dormir". "Ah... C'était parce que j'ai une copie pas piquée des vers." "Mmmm" vaguement intéressé. Les saillies involontairement spirituelles des élèves de son mari ne provoquent jamais la bonne réaction chez Manée. Elle a fait tout son possible dans le passé pour se mettre sur la longueur d'onde de son mari ; en vain. Les fautes de français, elles ne les voit pas. Les anachronismes, elle ne les comprend pas "Après tout, Louis XIV, c'est presque comme Louis XIII" lui a valu un jour une semonce en forme de salve d'artillerie. Et les bêtises écrites un jour sur un coin de table par un élève esseulé, puis retirées de leur contexte et lues à voix haute par son mari la font sourire, au mieux.
Mais le commandant persiste à vouloir partager son labeur, et à montrer que les corrections ne sont pas partie de plaisir. Il n'y croit qu'à moitié, au fond. Mais il ne peut arriver à s'asseoir devant son bureau qu'après avoir fumé une pipe digestive, qualificatif qu'il utilise pour justifier de retarder d'une demi-heure son travail. "Ecoute un peu... Le sujet posé suit un petit texte polycopié que j'ai tiré du livre du général Bony, tu sais "Cavalerie au combat. Tactique de la cavalerie française." Aux puces à Saint-Michel, l'année dernière . Il y avait un extrait de Stendhal sur Waterloo que je n'aime pas trop. Je te lis le passage. C'est un récit de la bataille de Friedland ?"
Marie-Renée connaît la suite. Qu'elle opine ou non, il lui lira. Peu importe les boulets envoyés, Une fois lancé, il se prend pour Ney en personne. Elle pourrait peut-être fermer la porte de la chambre. "Le général Grouchy avait placé sa cavalerie à la droite des grenadiers du général Oudinot. En débouchant dans la plaine de Friedland, le duc de Montebello [Lannes] se trouve en présence de l'armée russe (26.000 hommes contre 75.000 tsaristes). Il est appuyé par la brigade légère de cavalerie, une brigade saxonne, les dragons de Grouchy et les cuirassiers de Nansouty. Les Russes cherchant à s'emparer d'Heinrichsdorf, notre cavalerie va entrer en action. Grouchy la forme sur deux lignes, la première composée de la cavalerie légère et de la brigade saxonne. Les dragons sont placés en seconde ligne, comme réserve. Quant aux carabiniers et aux cuirassiers de Nansouty, ils avaient été envoyés pour prendre position et garder la trouée entre Heinrichsdorf et les bois de Friedland.
Grouchy commence l'attaque contre la cavalerie ennemie par la première ligne qui force après plusieurs charges vigoureuses, la cavalerie ennemie à se replier. Les Russes devenant menaçants vers Heinrichsdorf, Lannes prescrit à Grouchy de repousser l'ennemi. Le marquis qui avait envoyé chercher la division de cuirassiers, lance de front la brigade de dragon Milet qui charge, déployée en bataille, et enlève les pièces de canon pendant que la brigade Carrié tourne le village. L'ennemi sabré et dispersé s'enfuit, mais la cavalerie russe vient au combat et tombe sur nos dragons qui plient devant le nombre et sont ramenés.
Alors le général Grouchy se met en tête des cuirassiers, et, conduite par lui, la division se porte au secours des dragons prend la charge, et les escadrons ennemis sont repoussés. Les Russes, ne pouvant se résoudre à abandonner Heinrichsdorf amènent soixante-six escadrons font tourner le village par les cosaques et marchent de nouveau sur la cavalerie française. Par une manoeuvre habile Grouchy trouve le moyen de ne pas refuser le combat malgré l'infériorité du nombre. Il commence par simuler une retraite pour attirer la cavalerie ennemie et fait rétrograder sa grosse cavalerie et la légère. Tout en se retirant, il établit son artillerie derrière les vergers, en la faisant défendre par des pelotons de dragons à pied, puis il embusque ses dragons sur le flanc. Ordonnant alors un demi-tour aux cuirassiers, ceux-ci se remettent en bataille face aux Russes et fondent sur les escadrons ennemis qui sont surpris en désordre et ramenés. La cavalerie russe se reforme et revient à l'attaque, Grouchy recommençant le même mouvement, attire les Russes au-delà d'Heinrichsdorf, puis remet vivement les cuirassiers face en tête, les lance à la charge, et quand les Russes passent devant le village, ils sont pris de flanc par les dragons embusqués, reçoivent la mitraille de l'artillerie, leurs pertes sont lourdes. La poursuite s'engage alors, elle se continuera jusque sur les bords de l'Alle." [source]
Le commandant n'est plus réserviste. Il s'est levé. Il tient sa feuille devant lui comme un presbyte et parle de plus en plus fort. Emporté par le récit, il agite un sabre imaginaire." "Doucement mon chéri" entend-il dans la pièce contiguë. "Tu ne crois pas qu'ils sont un peu jeunes" "Mais Nom de D..." Ne jure pas, s'il te plait" Il piaffe, prête à pointer son sabre pour donner le signal à sa brigade. Mais P... pour une fois que j'ai l'impression de faire du mili !" Il baisse d'un ton, pose son paquet qu'il tenait de la main gauche sur le rebord de son secrétaire, sous le clairon accroché au mur. La cuivre ne reflète plus grand chose sous la couche de poussière. Le grelot en tissu rouge renforce l'aspect désuet de la décoration, dans la tonalité des fanions bleus sombres et bordorés de fils d'or passés, et baïonnettes en rang d'oignons.
"C'est un passage passionnant. La dernière grande bataille impériale avant la déroute. Et Grouchy se bat comme un beau diable, justement." Il s'empare des copies. "J'ai là une copie d'un élève qui a pris le panneau en pleine poire. C'est pas comme le petit de ... qui a bien compris, même s'il cabotine sur la glorieuse Grande Armée pour me faire bicher." "Je te passe les grognards qui se trompent de date ou n'ont rien compris à la manoeuvre. Non, là , c'est le camarade de ... Le petit Portugais qui sait tout sur tout. " Tu m'écoutes ?" "Mmmmm"
"Première partie de la rédaction, je leur demandais le récit de la bataille (où, quand et comment) et leurs conclusions. Sur ce point, walou. Sauf mes deux zouaves. Le premier a bien compris et me parle de Tilsit, l'autre bacle la réponse dans l'intro, détaille les conditions du traité de paix entre Napoléon et Alexandre, puis patatras. Il termine sur Grouchy. C'est le seul qui a vu l'allusion. Mais il faut voir ce qu'il avance"
"Au regard d'une légende aussi funeste que méphistophélique, l'engagement héroïque du traître Grouchy force le respect. Mais la victoire de Friedland doit davantage aux maréchaux Davout, Ney et Lannes.' S'ensuit un long paragraphe sur les préparatifs français au début de juin 1815. Je reprends à la fin' L'ignominieux maréchal, nommé tardivement par l'Empereur, n'a pas été reconnu comme ennemi. Il a nonobstant précipité la chute du plus grand général de tous les temps et la fin d'un régime si favorable à la grandeur de la France. Je m'autoriserais une critique concernant le Blocus continentale, erreur de perspective majeure.
Quoi qu'il en soit, Grouchy a été jugé par l'Histoire et n'a donné son nom à aucune rue ou avenue dans Paris. Le maçon Grouchy dont Napoléon a dit qu'il avait réussi à n'être nulle part le 18 juin ne pouvait que souhaiter la défaite de l'Empereur. C'est en tout cas ma conviction la plus intime. Et je suis prêt à le proclamer publiquement' Fermez le ban ! Faute de réaction, le commandant jette un regard en direction de la chambre. La nuit est tombée sur la bataille. C'est Waterloo à Mérignac, dans le petit immeuble où loge le couple... "Elle s'est endormie..." "Il est dingue ce gosse." Quelques instants après, les notes reportées sur son carnet, il se met en pyjama et rejoint le lit conjugal, non sans avoir éteint les lumières...
***
Un vendredi de janvier, après les cours, François invite Paul à venir dîner chez lui, dans l'appartement de la résidence. A la mère du premier, les parents du second ont donné leur accord par téléphone. Cette dernière a promis de ramener Paul en voiture. A la sonnerie marquant la fin des cours de l'après-midi, ils prennent leurs cartables sur leurs dos, descendent les escaliers, traversent les jardins sans fleurs et sans feuilles, puis quittent le collège en passant par la sortie principale. Ils partent à pied discutant de la journée, des "Vous me faites mal" et autres bons mots du Père Müller. Moins d'un quart d'heure de traversée de Caudéran leur suffit pour arriver à bon port.
François, en arrivant devant la résidence décrit en quelques mots l'organisation des lieux, les deux petits immeubles installés en "L", sur quatre niveaux. Paul regarde les bâtiments aux murs enduits de couleur crème, les fenêtres complétées de volets métalliques peints en rouges sang. Des balcons agrémentent les plus grands appartements. "Tous les locataires sont des retraités de la ville de Bordeaux, anciens fonctionnaires municipaux." François termine sa présentation, au centre de l'ensemble, par un bâtiment bas abrite les pièces communes, et l'appartement de la directrice : "C'est là que nous habitons". Poussant la première porte vitrée, les deux garçons tombent sur les plantes vertes. Paul n'a pas le temps d'y faire mention que François lui explique que le bureau vitré donne de l'autre côté sur une petite courette elle aussi envahie par les plantes. "On est envahis, les gens laissent des cadeaux pour remercier, et maman n'arrive pas à s'en débarrasser. Elle veut tout garder." De fait le bureau prend l'allure d'une serre d'acclimation, avec ses caoutchoucs, ses cactus et ses plantes grasses.
S'approchant de la porte en bois donnant sur le côté opposé, François rentre une clef dans le verrou et rentre. Les deux garçons rentrent dans une pièce de séjour sombre, dont les volets ne laissent passer qu'un peu de lumière. François enlève ses chaussures et met des chaussons avec un imprimé écossais délavé. Paul s'essuie d'autant plus les pieds sur le paillasson. Il finit par demander s'il lui doit enlever ses chaussures. Après un instant d'hésitation, François lui dit que ce n'est pas la peine, qu'ils ressortiront un peu plus tard. "Veux-tu un chocolat chaud ? J'ai un peu mal à la gorge" Sans attendre la réponse, il rentre dans la cuisine qui donne sur la pièce principale.
Paul en profite pour détailler le mobilier. Sur la droite, le long du mur, se trouve un canapé rustique, avec une couverture à grosses cottes. Au-dessus, une tapisserie représente une scène de nature. Un faon ou un chevreuil aux aguets, au milieu de la forêt. Les fenêtres occupent le deuxième côté. Une télévision est installée sur un petit meuble, de l'autre côté du canapé. Sur le dernier pan de mur, un buffet moderne, avec une partie vitrée coupe la perspective en direction du couloir qui dessert les chambres. Des bibelots surmontent le meuble, avec au centre une petite vitrine protégeant une Vierge sulpicienne, rehaussée en lettre d'or d'un "ND de Fatima". Sur la table ronde, la maîtresse de maison a installé un napperon.
Au moment où François revient dans la salle de séjour, une femme rentre, avec une blouse en tissu bleu clair dépassant d'un gros blouson à capuche capitonnée. De petite taille, ses pommettes rosies par le froid, elle respire l'énergie. "Bonjour maman," Je te présente Paul "Bonjour madame" Bonjour Paul dit-elle d'une voix douce, avec l'attention qu'une adulte porte à un adulte. Il est tout de suite conquis. "Bon, bon, je vais te donner de l'argent François, et vous aller faire des courses pour le dîner. Je n'ai pas arrêté de la journée. Il y a eu en plus des coups de téléphone. Et puis Mme Z. a été malade... "Et c'est toi qui a tout nettoyé, comme d'habitude" "Mais qui veux-tu qui le fasse ?" "Allez, - elle glisse un billet pris dans son porte-feuille - dépêchez-vous, le supermarché ferme à 18 heures. Elle les met presque à la porte, laissant à peine le temps à François pour se rechausser et avaler la fin de son chocolat.
Paul ne résiste pas à la curiosité. "çà, t'arrive souvent de faire les courses ?" demande-t-il un peu envieux. "Plus souvent qu'à mon tour. Maman croit toujours que le potager est derrière la maison. Résultat, le soir, il faut parfois compléter" Il n'ose pas ajouter que c'est à peu près normal, pressentant le fossé séparant leurs deux milieux familiaux. Paul le confirme en ce sens. "Moi, c'est toujours maman qui fait les courses. Et elle ne veut pas que je l'accompagne. Elle prétend que je lui fais acheter plus que de nécessaire : pas d'argent, pas de courses." "Oh, tu sais, çà n'a rien d'amusant, même si - je dois le reconnaître - je peux m'acheter ce qui me plait.
Dans les rayons, Paul comprend l'implication de cette affirmation. François compose un menu parfaitement adapté, des lardons à griller pour accompagner. Paul chargé de chercher un paquet de "pâtes" ramène une boîte de coquillettes, faisant lever les sourcils de son ami. "Il faut des tagliatelles pour les carbonara". Dans les bacs réfrigérés, François choisit des glaces. Ils attendent un peu aux caisses, mais sont vite de retour.
"Et toi, quel est ton auteur préféré ?

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